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Chroniques BD, Recommandé par IDDBD

Chronique | Légendes de la Garde T.2 Hiver 1152 (Petersen)

Après un automne qui a vu l’un des leurs se rebeller et tenter de prendre le pouvoir, la Garde est soumise aux rigueurs de l’hiver. Alors que les stocks de vivres et de médicaments s’épuisent, Gwendolyn, la matriarche, décide d’envoyer des émissaires dans les cités du Territoire dont la Garde assure la sécurité. Un voyage long et difficile attend les valeureux soldats, surtout quand ces derniers sont… des souris !

Légendes de la Garde est un subtil mélange d’influences variées, une cuisine dont les ingrédients sont connus de tous. Il nous permet de nous exclamer « Ah ! Tiens il y a comme un goût de… ». Mais, comme par enchantement sorti d’un chapeau d’archimage, on ne trouve jamais véritablement la recette qui rend cette lecture pourtant unique. Tentative de décryptage.

La mini fantasy

Tout au long de ma lecture de ce second volume (et je n’avais même pas lu le premier), j’ai convoqué tour à tour la Garde de la Nuit du Trône de Fer avec sa fantasy-réaliste (sans vraiment de magie), la dimension épique d’un Tolkien ou d’un Robert E. Howard (Conan), l’anthropomorphisme poétique d’un De Capes et de Crocs ou celui plus sérieux d’un Blacksad. Bref, Légendes de la Garde c’est un peu tout ça… mais pas complètement.

Au milieu de tous ces grands noms de la BD et de la littérature, les vaillantes petites souris se sont frayées un chemin dans la neige de cet hiver 1152 et dans mon esprit de bédéphile amateur de fantasy. Moi qui pensait qu’il en faudrait beaucoup pour m’émerveiller de nouveau pour ce genre malmené par le marketing. Mais comment David Petersen a-t-il réussi à me passionner pour des êtres de 4 cm de haut (pour les plus grands) affrontant des hiboux ? Ça le fait quand même un peu moins que des dragons !

Nous pourrions évoquer la transformation des protagonistes habituels. En effet, adieu les humains, elfes, orcs, nains, dragons pour souris, lièvres, belettes ou chouettes. Approche originale qui apporte un regard neuf sur le genre et relativise la portée « épique » des exploits. Mais après tout, ces héros n’ont-ils pas autant de mérite à affronter des « monstres » de notre quotidien ? Assurément, leur courage nous parle sans doute davantage.

Mais il serait idiot de limiter la qualité de cette série à cette simple transposition qui s’avère surtout importante pour mettre en avant l’essence même de ce style de littérature. Je ne vais pas reprendre ce que j’ai pu écrire plusieurs fois (cf la synthèse d’ouverture du mois heroic-fantasy sur KBD) sur la relative dégradation de la qualité de ces récits en BD. David Petersen ne cède aucunement devant la demande « gros bill ». Ici, pas de grosses épées, ni de filles dénudées (tout le monde est à poil mais ça reste soft…). Non, l’importance est dans le récit lui-même, dans son déroulement et dans l’interaction des personnages avec l’univers créé.

Univers et héros

Un univers auquel on croit immédiatement grâce à la grande qualité graphique de l’auteur. Son trait réaliste lorsqu’il dessine des décors bourrés de détails donne une grande force aux attitudes humaines de ses personnages souris. Il suffit de regarder Celanawe, le vétéran de la Garde, en couverture pour s’en persuader : droit, attentif, fort devant la tempête, un charisme, une présence…

Cette grande qualité graphique est renforcée pour le sens de la composition de David Petersen. Il ouvre ses cases sur des paysages, donne du rythme en changeant sans cesse ses angles de vue.  Cette approche presque cinématographique permet de percevoir le Territoire dans toute sa diversité. Dois-je aussi parler de la couleur souvent somptueuse ? Non ? Alors je continue.

Dans la recette de la fantasy, développer un bon univers est essentiel. Mais cela ne suffit pas pour réussir son plat. Il faut également ne pas prendre son lecteur pour un imbécile. Et là, devant la banalité de l’histoire on se dirait presque dommage. En effet, c’est une histoire de base pour rôliste débutant (ou maître de jeu fainéant) : aller d’un point A à un point B et revenir à A dans un temps limite. Mais on tombe de nouveau dans le piège. Légendes de la Garde reprend certes un schéma classique de la quête, une narration déjà utilisée dans des œuvres comme La Quête de l’Oiseau du temps ou Légendes des Contrées Oubliées, mais comme dans ces derniers les rebondissements sont nombreux et le rythme ne baisse jamais. L’auteur s’amuse à détourner le classique pour nous emmener un peu plus loin.

Cette histoire tient tout autant au charisme de ses personnages qu’à son scénario. Là encore, nous avons les figures classiques : le soldat intrépide, le stratège, le sage, le jeune premier et le vieux briscard… bref de quoi voir venir. Mais là encore, nous sommes pris dans la quête générale et personnelle de ces personnages. Chacun devra vaincre ses démons, chacun trouvera une grâce dans leurs errances et le danger. Mais c’est à ce moment que je m’arrête car finalement, à trop réfléchir à cet album, on commence à se poser trop de questions. Peut-être est-il juste nécessaire de se laisser porter plus loin, dans les contrées du Territoire, de se laisser porter par les chroniques des scribes et les chants des héros. C’est beau et ça nous suffit.

Réussi Légendes de la Garde ? Clairement ! Et pourtant, j’ai entamé ma lecture par le second volume. Un série réunissant tout les poncifs de l’heroic-fantasy mais qui réussit à les dépasser avec beaucoup d’élégances. Un récit de très grande qualité graphique et narrative qui ne se perd jamais dans la facilité même s’il reste très simple. A lire pour les amateurs du genre, une porte ouverte pour les autres.

A lire : l’avis de Theoma et d’Emmyne
A voir : le site officiel

Scénario et dessins : David Petersen
Édition : Gallimard (2011), 20€
Titre original : Mouse Guard – Winter 1152
Édition originale : Archaia Entertainement (2009)

Public : Jeune public et +
Pour les bibliothécaires : Essentiel, un livre référence dans ce genre là. Les livres d’HF de qualité pour le jeune public sont suffisamment rare pour ne pas passer à côté.

A noter : cette série a reçu deux Eisner Awards en 2008

Chroniques BD

Chronique | Aâma T.1 (Frederik Peeters)

C’est au sommet d’un cratère volcanique sur une terre inconnue que se réveille Verloc. Il ne se souvient de rien, ou presque… Quand un étrange singe androïde prénommé Virgile le rejoint, il répond à ses questions en lui tendant un petit carnet. Un journal de bord écrit de la main même de Verloc… Une aventure qui débute dans un caniveau…

Entamer la lecture d’un nouvel album de Frederik Peeters, c’est toujours un moment d’excitation pour moi. C’est un auteur qui m’accompagne maintenant depuis très longtemps. Un auteur que j’ai découvert quand j’ai commencé à travailler en bibliothèque et que j’ai toujours suivi depuis. Moi, je suis toujours bibliothécaire, lui est toujours explorateur d’horizon nouveau. Mais vous êtes bien placé pour le savoir car vous lisez IDDBD depuis longtemps (si, si !)

Retour vers le futur ?

Avec Aâma, l’auteur suisse revient à la SF, un genre qui lui avait plutôt réussi avec sa série Lupus. Pourtant, les liens entre les deux séries ne se font pas vraiment. Pourquoi ? La couleur déjà. Alors que Lupus était en noir et blanc, avec un trait épais et virevoltant dans des circonvolutions parfois étranges, Aâma est une œuvre au dessin réaliste (pour du Peeters) et composée dans une large gamme de couleur. Ce choix permet à Fred Peeters de donner une profondeur nouvelle à son récit car la couleur tend à créer des univers uniques, parfois saisissant, alors que son dessin s’est épuré depuis Lupus.

On serait toutefois tenté de lier les personnages de Lupus et Verloc. Il est tout à fait possible d’y trouver des points communs : leur utilisation répétée de la drogue pour fuir la réalité (le shia), l’image du père, l’attachement à un côté désuet, le départ… Mais est-ce suffisant ? A trop vouloir de ressemblances ne risque-t-on pas de passer à côté d’Aâma ?

Sciences humaines

Ce premier chapitre ne nous ne donne qu’une partie les clefs d’une intrigue complexe. Débutant comme un pur récit de science fiction, Fred Peeters y ajoute l’ingrédient essentiel de toutes ses œuvres : l’humain. Si l’humanité est au centre du récit, sa frontière est extrêmement floue. En effet, les êtres vivants sont pour la plupart bourrés d’implants leurs permettant de contrôler leurs équipement mais aussi de survivre dans des environnements hostiles ou devenus instables pour leurs survies. Cette humanité est symbolisée par les trois personnages principaux : Verloc qui a décidé de retirer ses gadgets, le singe-robot fumeur de cigares Churchill et Conrad, l’étrange frère de Verloc, qui semble parfois le plus artificiel des trois avec ses vêtements rétro et son attitude froide. Chacun présente un visage bien particulier, un visage d’une humanité évoluée, un visage qui risque bien de changer dans les tomes suivants.

Mais ce changement, on ne peut que le constater dès le début de ce premier volet. Quant à savoir comment ? Le lecteur est comme le personnage principal, il découvre le récit au fur et à mesure par les flasbacks successifs des lectures du journal de bord de Verloc. Un journal écrit sur un vrai carnet en papier dans un monde où les livres papiers sont devenus des pièces d’antiquité. D’ailleurs Verloc est libraire, chacun appréciera le clin d’œil (surtout en ce moment). Mais voilà, ce ne sont que des premières pièces et en refermant ce livre il nous tarde d’en savoir plus. On a la sensation que cette histoire ne sera définitivement close qu’en bas de l’ultime planche de l’ultime volume. Et encore… quand on connaît les albums précédents chargés de questions en suspens… Bref, j’avoue pour une fois ma frustration face à un album de Peeters. Ce n’est pas mauvais mais ce n’est pas fini… Je veux la suite (là vous devez m’imaginer en train de pleurer en trépignant sur mon clavier – j’ai pris des cours avec mes filles).

Que vous dire de plus ? Si vous avez aimé Lupus, lisez Aâma. Nous sommes ici dans un registre à la fois identique et fort éloigné. Un livre qui s’inscrit dans la tradition de l’œuvre de Frederik Peeters mais aussi dans celle de la pure SF où la part philosophique n’est pas exclue. Mais c’est un livre frustrant car il constitue la première (et pour l’instant unique) pièce d’un puzzle ambitieux et passionnant, une aventure extra-terrestre qui nous entrainera loin dans les profondeurs de l’âme humaine. Œuvre majeure ou pas ? Patience…

A voir : l’interview réalisée par BD Maniac à Saint Malo
A lire : l’interview réalisé par Angles de vue
A lire : l’analyse des planches par Fred Peeters sur Télérama

A découvrir : le projet Aâma, blog tenu par Frederik Peeters

 

scénario et dessins : Frederik Peeters
Éditions : Gallimard (2011)

Public : Adulte, amateurs de SF.
Pour les bibliothécaires : sauf mauvaise surprise un futur must. A acheter si vos lecteurs apprécient cet auteur, sinon vous pouvez attendre la suite.

Bibliothèques

Chronique | Daddy’s Girl (Dreschler)

Lily est un ado américaine. Elle a deux sœurs, des parents, vit sa petite vie d’ado américaine moyenne. Seulement quand la nuit tombe et que tous dorment dans la maison, son père se glisse dans sa chambre. Lily doit devenir alors la « gentille  fille à son papa »…

Dire et montrer

Debbie Drechsler est une artiste touche-à-tout, peintre, graphiste, maquettiste, illustratrice et parfois, auteure de bande dessinée. Daddy’s girl est un recueil d’histoires paru initialement dans plusieurs revues américaines entre 1992 et 1996. C’est donc un travail sur le long terme pour l’auteur de Summer of love (également chez L’Association) mais surtout un travail de mémoire. Car, si tout n’est pas autobiographique, les événements racontés ici sont largement inspirés de son histoire personnelle.

Dans la bande dessinée, les malheurs de l’enfance ont parfois été abordés de manière très indirecte par de jolies allégories ou des métaphores bien choisies. Je pense par exemple aux Trois Ombres de Cyril Pedrosa. Or, dans le cas de Daddy’s Girl, il n’y a justement pas de chemins détournés. Frontal et rude, aussi présent que ce père dans la chambre de sa fille, nous entrons dans le vif du sujet dès les premiers instants par cette histoire introductive Visiteurs dans la nuit aux pages crument violentes. Le graphisme choisi est tout sauf académique. Il est sombre et torturé, tout sauf « beau ». Et heureusement. En effet, il ne faudrait pas lier ce qui est de la perversion érotique comme peuvent l’être les travaux d’un Manara par exemple, à cette machine infernale de domination et de violence. Ici les formes du corps sont absentes ou déformées, les visages serties de lèvres surdimensionnées, le travail du noir – malgré quelques histoires en couleur ou bichromie – rend à chaque fois l’atmosphère lourde. Rien n’est serein dans cet univers. Mais cela n’empêche pas un sens de la composition et du cadrage intéressant qui donne une véritable dynamique à un dessin que l’on pourrait faussement croire figé.

La mécanique du pire

En suivant le personnage de Lily sur plusieurs années, nous découvrons au gré des histoires le phénomène et son fonctionnement : la solitude de la victime, l’angoisse de la découverte, son sentiment de culpabilité et surtout l’abominable normalité de son bourreau. Car si le père n’est pas omniprésent dans ce récit, sa figure est celle d’un homme plutôt simple. On l’imagine aisément jouant son petit rôle d’américain moyen dans sa communauté, lisant son journal le matin, faisant l’aumône aux pauvres. Qui pourrait dire qu’il viole sa fille dès qu’il est seul avec elle ? Personne. Et sans même chercher à faire passer ce message, Debbie Dreschler laisse une marque dans nos esprits. Le masque ordinaire de la cruauté. Certaines histoires sont particulièrement révélatrices comme, par exemple, celle des premières relations amoureuses entre Lily et un garçon. Relation qui est évidemment assez mal vécue par le père. Celui-ci lui rappelant sans cesse qu’il sera toujours le seul et unique homme de sa vie. On est ici dans la manipulation et le lavage de cerveau le plus pervers.

La grande force de cet album est de ne pas se refermer sur le seul point de vue de l’inceste. Par le format d’histoires courtes, Debbie Drechsler s’offre la possibilité d’aborder la vie de Lily sous divers aspects et même parfois sous l’angle d’un autre personnage. Ainsi, on voit la jeune femme se forger par delà son malheur, rencontrer d’autres personnes, découvrir d’autres horizons. Le lecteur peut ainsi percevoir les évolutions de l’héroïne et voir comment cette dernière grandit malgré cette menace et ce lourd secret difficile voire impossible à partager, excepté avec son journal intime… ou en la dessinant sur des planches de bandes dessinées quelques années plus tard.

Œuvre forte abordant un sujet difficile et complexe, Daddy’s girl est le récit d’une âme violée, déchirée par l’enfance mais qui malgré tout réussi à se relever. Un message dur, parfois difficilement soutenable mais qui cherche à montrer que les solutions sont possibles. A lire, à faire lire, à recommander pour que ce message passe enfin.

A lire : l’interview de Debbie Drechsler et la chronique de cet album sur du9
A lire : la très bonne et très fine analyse sur leblog « Les lectures de Raymond »
A noter : Cette chronique s’inscrit dans le Reading Comics Challenge de Mister Zombi. Option « A mort les super-héros » encore une fois…

scénario et dessins : Debbie Drechsler
Editions : L’Association (1999)
Collection : Eperluette
Edition Originale : Fantagraphics Books / Drawn & Quaterly (1992-1996)

Public : Adulte / ados prêt à lire ce genre de livres
Pour les bibliothécaires : Oeuvre sans doute pas assez connu d’une auteur de grand talent. A acheter.

Chroniques BD

Chronique | Wanted (Millar & Jones)

Petit employé harcelé par sa patronne, cocufié par son meilleur ami, souffre douleur d’une bande de rue, Wesley Gibson mène une existence qu’il qualifie lui-même de merdique. Mais un jour, Fox débarque dans sa vie et lui apprend la vérité. Il est le fils d’un super-vilain et doit hériter de son père qui vient de se faire assassiner. Mais pour toucher plusieurs millions de dollars, il lui faut devenir à son tour un super-méchant. Pas facile quand on a été militant pacifiste et victime toute sa vie…

Fuck Superman

Ami de la poésie, arrêtez tout de suite de lire cette chronique et ne prenez même pas le temps d’ouvrir ne serait-ce que la page de titre de ce one-shot ! Sachant qu’un joli doigt vous attend dès la premières planches et que put*** est le mot le plus utilisé dans cet album, vous comprendrez que je ne vous le conseille pas.

Je ne m’en suis jamais caché. La bande dessinée super-héroïque n’a jamais été ma tasse de thé. Même si on ne peut que reconnaître la grande évolution des super-héros depuis les années 80 avec notamment des auteurs de grands talents comme Alan Moore, BM Bendis, Frank Miller, c’est un genre qui, par son manichéisme un peu trop prononcé et sa bonne morale, ne m’a jamais transporté. J’ai eu beau lire les Strange de mes grands-frères quand j’étais plus jeune, j’en suis resté là, peut-être à tord. Mon intérêt pour la BD américaine n’est venu que plus tard avec des auteurs comme Seth, Harvey Pekar, Crumb et bien sûr Spiegelman. Et c’est sans doute pour ça que j’ai pris un put*** de pied avec cet album !

Wanted est de la même trempe que des séries comme Transmetropolitan ou Preacher. On y retrouve la même irrévérence pour les figures héroïques de la culture populaire américaine. Mark Millar et JG Jones s’attachent à perpétrer la tradition de leurs petits camarades de jeu. Ainsi graphiquement, on retrouve le style plutôt académique du mainstream avec une composition qui met à l’honneur l’action et le rythme. Le scénario quant à lui est ponctué de guerre des gangs et de jeu à celui qui sera le plus pourri. C’est comme souvent dans ce cas, un concours de celui qui aura la plus grosse. No comment.

Sous le crado, le père…

Mais là encore, Mark Millar joue avec les codes pour nous permettre de voir dans cette suite de coup de feu et de mots ordurier quelque chose de bien plus intéressant. Il faut gratter le gras et le visqueux pour découvrir un peu de brillant. Déjà, au premier niveau de lecture, Wanted est un défouloir et sur ce point, c’est une vraie réussite. Qui n’a pas eu envie un jour de mettre des claques au super-héros ? C’est chose faite avec cet album.

Ensuite, Wanted n’est pas qu’une suite de bagarre, c’est aussi une jolie parabole sur l’éducation et son héritage. La première partie de l’album correspondant à l’apprentissage de Wesley se révèle être un moment intéressant malgré toute sa violence. Élever par sa mère dans un souci de respect des codes sociaux, le voici rééduquer pour développer ses dons naturels en devenant une machine à tuer. Ainsi, on voit le processus qui lui permet de prendre conscience de ce qu’il est véritablement. Mais est-il un tueur né ou s’agit-il simplement d’un lavage de cerveau digne des plus belles pages de l’histoire de l’endoctrinement ? That is the question comme disait Rambo ! Qui est le plus heureux, celui qui respecte ou celui qui transgresse ? Je vous laisse découvrir la réponse.

Wanted porte également un point de vue intéressant et pour le coup à 200 millions d’années lumières d’œuvres comme Little Star, Le fils de son père ou Chaque Chose. Ici, on parle de la paternité d’un super-vilain, du cas de conscience et de l’amour presque impossible que cela suppose. Et comment s’en sort-il ? En lui proposant de devenir comme lui ! Le pire des pères qui impose sa façon d’être ! La paternité d’un méchant est un angle d’attaque qui, à ma connaissance, n’avait jamais été abordé dans une bande dessinée (hormis peut-être le Peter Pan de Loisel). Évidemment, on pense à Darth Vador mais je ne sais pas si le rapprochement est valable pour le coup.

Méchant contre méchant

Si la partie « apprentissage » est bien plus jouissive qu’à l’accoutumée, en général chez les super-héros la découverte des pouvoirs est une période plutôt laborieuse pour tout le monde, ce one-shot souffre malheureusement d’une chute de rythme et retombe un peu trop rapidement dans un schéma « superhéroïque » plus classique. Car après le temps de je-deviens-un-méchant vient celui de l’affrontement. Affrontement un peu spécial entre moins pourri et plus pourri, encore un peu manichéen même si, pour le coup, il n’y a que le côté méchant qui joue. Je regrette un peu cette chute et aurait aimé un scénario moins conventionnel qu’on aurait été en mesure d’attendre au vu du départ même si les rebondissements spectaculaires ne sont jamais très loin dans cet album. Quant à la fin, elle est à la hauteur des espérances de départ, originale quoiqu’un peu démago.

Wanted est donc un album qui se situe entre la vague mainstream et la bd d’auteur. A la hauteur de ses petits camarades de jeu comme Preacher ou Transmetropolitan, c’est un album absolument jouissif et défouloir qui permet par le biais de clin d’oeil bien placé de mettre un peu en boîte les héros populaires de la bd américaine. Il souffre toutefois d’un petit essoufflement en cours de récit. Mais c’est un album qui vaut le détour pour son côté transgressif. Pour lecteur averti et si possible non-psychopathe !

A lire : la chronique de Scifi-Universe et du blog La Loutre Masquée
A découvrir : une présentation en parralléle du film et du comics sur le Figaro
A noter : Cette chronique s’inscrit dans le Reading Comics Challenge de Mister Zombi

scénario de Mark Millar
dessins JG Jones et Dick Giordiano
couleurs Paul Mounts
Edition : Delcourt, Collection Contrebande (2008)
Edition originale : Top cow Productions (2005)

Public : Adulte, lecteurs avertis
Pour les bibliothécaires : Un One-shot à avoir dans une collection BD US de qualité. A éviter pour les petites structures avec des lecteurs un peu « pointilleux »

Chroniques BD

Chronique | Le fils de son père (Mariotti)

Olivier est un artiste peintre vivant du côté de Marseille. Il est père de deux jeunes garçons et réussit plutôt bien sa vie professionnelle et familiale. Pourtant, le soir de sa nouvelle exposition resurgit l’image de son père à qui il ne parle plus depuis des années…

Chez les papas papous…

Il y a presque un an, Nathalie Meleumans, la dynamique éditrice des enfants rouges m’envoyait cet album. Je dois à la fois la remercier et m’excuser pour cette chronique qui a mis du temps à s’écrire. J’aurais aimé comprendre pourquoi mais je n’ai jamais réussi au cours de cette année à me consacrer pleinement à cet album. Alors, avec les copains de KBD, on a un peu forcé le destin. Écrire sur la père quand on l’est soi-même, est-ce vraiment si compliqué ? Il faut croire.

Cet album se situe dans la lignée d’un Little Star d’Andi Watson ou d’un Chaque Chose de Julien Neel. C’est une réflexion masculine intime, profonde et angoissée sur la notion de paternité. Durant 79 planches au rythme unique de 3 cases sur 4 (soit des gaufriers de 12 cases), Olivier Mariotti et son frère Guillaume à la couleur font part des doutes (de leurs doutes ?) d’Olivier, leur héros. Est-il le digne fils de son père ? Est-il condamné à marcher dans le pas paternel en reproduisant le positif comme le négatif ? Le sujet est ambitieux. Et le traitement ? Original.

Effet de ruptures

La composition des planches de Olivier Mariotti est sans doute ce que l’on fait de plus simple en BD. Je le répète, une planche de 12 cases, sans aucune dérogation. Cependant, il utilise souvent une technique « puzzle » lorsqu’il souhaite intégrer une grande image. Sur le coup, on peut se dire que le rythme risque d’être un peu ronronnant. Ce qui est parfois un peu le cas. Cependant, si la rupture ne se fait pas par le biais de la composition, elle s’exerce par le graphisme. En effet, le récit s’organise autour de flashbacks présent/passé – autrement dit Olivier le père/Olivier le fils – qui est marqué par une modification très forte de la technique de couleurs. Ainsi on passe d’une couleur très plate, presque informatique, à une couleur grasse, plus contrastée. L’idée de rupture dans le temps avait déjà utilisé par Julien Neel pour Chaque Chose mais ce dernier n’avait pas modifié l’aspect graphique, il avait joué beaucoup plus sur les effets « naturels » de transition pour rendre son histoire fluide. Dans le cas du Fils de son père, l’effet graphique est plutôt réussi mais la transition moins naturelle.

SOS super-papa

Cependant, cet aspect graphique est au service total de la narration. En effet, il suffit de voir les tableaux réalisés par Olivier et en particulier leurs couleurs, pour comprendre le lien présent entre le petit garçon et l’homme qu’il est devenu. Cette subtilité ouvre les portes à une interprétation des faits présentés tout au long de cet album. Car des explications sur l’éloignement du père du fils, vous n’en aurez pas car Olivier Mariotti ne cherche pas spécialement à expliquer mais cherche à suggérer, lance des pistes qui n’ont pas forcément d’aboutissement. Les pragmatiques, ceux qui refusent que les choses leur échappent supporteront sans doute assez mal cet album, car ici nous sommes dans le ressenti, dans l’écho du souvenir comme seul véritable règle, dans le « non je ne serais pas comme ça ». Surtout qu’Olivier, présent pour ses deux fils, aimé et amoureux de sa femme, prof de dessin et artiste accompli, a tout pour se rassurer. Mais entre nous, et je parle aux papas qui trainent sur ce blog au lieu de préparer les biberons, même si les pères font parfois semblant d’être des super-héros avec leurs enfants, ils n’ont pas toutes les réponses. Mais chut !

Même si au premier abord le personnage d’Olivier s’avère presque un peu trop parfait, les failles qui apparaissent au fur et à mesure de la lecture régulière (parfois un peu trop) de cet album laissent passer des questionnements parfois irrésolus sur la notion de paternité. Souvent dans un pur ressenti, à l’image de ces ruptures de couleurs entre passé et présent, la lecture de cet album agacera les réalistes pragmatiques. Les autres méditeront peut-être sur la célèbre phrase de Nietzche « Chaque homme cache en lui un enfant qui veut jouer ».

A découvrir : le site des frères Mariotti
A consulter : la fiche album sur le site des enfants rouges
A noter : cette chronique est une lecture KBD, retrouvez la synthèse le premier dimanche du mois de novembre.

scénario et dessins : Olivier Mariotti
couleurs : Guillaume Mariotti
Éditions : Les Enfants Rouges (2010) 17€

Public : Ado-adultes
Pour les bibliothécaires : une belle œuvre sur la paternité. Pas essentiel mais bien si vous cherches de bonnes BD de petits éditeurs.

Chroniques BD

Chronique | En Mer (D.Weing)

Dans un endroit que l’on imagine être l’Amérique ou l’Angleterre du 17e siècle, un colosse, poète sans le sous en manque d’inspiration, écume les bars d’un port. Kidnappé pour servir de matelot dans un navire en route pour Hong-Kong, il se frotte à la dure réalité de la vie en mer. (synopsis éditeur)

A la recherche de la poésie

Utiliser le terme poésie à longueur de chroniques afin de montrer toute la capacité d’une œuvre à nous emmener vers des horizons narratifs inattendus, c’est un peu le défaut de nombreux blogueurs (et je m’inclus dedans). Pourtant, parfois son utilisation n’est pas galvaudée quand, au détour d’une librairie, au coin d’une pile de livre aux couleurs fluorescentes ou vaguement marronnasses genre grosses épées et filles dénudées, on la découvre sous les airs insoupçonnés d’un petit livre aux couleurs d’embruns et aux dorures subtiles.

En Mer est l’histoire d’un poète devenu marin. Ou d’un marin devenu poète. Ou d’un homme. Non pas d’un homme comme les autres, d’un colosse haut et large comme deux colosses. Un sur-homme aux mains et pieds gigantesques qu’on s’attendrait à retrouver dans les séries plus grands publics américains mais qui est échoué là, sur l’île de la bande dessinée indépendante. Que fait-il ce personnage sans nom dont l’âme semble prise au piège dans un corps trop grand, dans un corps trop fort ? Il dort, cherche l’inspiration sans la trouver, fait des poèmes mais n’écrit pas de poésie. Personnage perdu graphiquement, personnage perdu tout court.

Et c’est la rupture, le mot qui définit le mieux la démarche de Drew Weing. En effet, En Mer est un œuvre où brutalité, subtilité, intériorité, camaraderie, travail physique et écriture se côtoient, se croisent, s’imbriquent sans jamais s’éclipser totalement. La poésie de cette histoire ne naît pas de jolis mots bien emmenés – le récit est presque muet d’ailleurs – mais par la cohabitation de ces états successifs permettant de découvrir, non pas des trésors enfouies sur des îles perdures, mais une véritable richesse intérieure qu’on n’aurait même pas imaginé à la lecture de la première planche.

Subtile simplicité

En Mer est également –  ce que j’ai qualifié en référence à l’œuvre de Marc-Antoine Matthieu – un « anti-3 secondes ». Si ce dernier multipliait les cases pour montrer une utilisation potentielle de la bande dessinée, Drew Weing fait strictement l’inverse en ne jouant que sur une seule case par planche. Oui, une seule case par planche. Bon, ben ce n’est pas de la BD alors ? Déjà, si dans 3 secondes quelques cases étaient véritablement utiles (le reste étant des intervalles à mon goût d’un intérêt limité), ici chaque dessin est à la fois porteur d’une idée et moteur pour la suite. Du coup, on se laisse entrainer par un séquençage quasi-naturel renforcé par une utilisation de la double page bien pensée. De plus, son choix d’une case par planche permet de gérer la temporalité de l’histoire. Vous le constaterez, Drew Weing joue sans cesse avec le temps de son récit. Il peut lui donner un rythme classique (temps présent, simple), le faire accélérer, le ralentir voire même lui faire faire du surplace. Un procédé qui se relève très astucieux, qui évite l’ennui et surtout, qui sert son récit.

Un récit total

Car, tout est au service du récit : le graphisme des personnages jouant sur les aprioris graphiques de ses lecteurs s’attendant à un récit d’aventure en découvrant des personnages cartoonesques, la composition case par planche qui se révèle être un jeu subtil mais aussi la dimension physique du livre qui est elle-même un aspect important de l’œuvre.

Qu’entends-je par là ? Je suis désolé mais je vais devoir spoiler un peu donc si vous n’avez pas lu En Mer, vous pouvez peut-être passer au paragraphe suivant. Je reprends : le format du livre type XIXe siècle, sa page de titre (avec la gravure et le terme « illustré ») et son titre lui-même ne sont pas sans rappeler le recueil de poésie écrit par notre héros et qui lui vaudra cette paix recherchée. Oui, ce livre est LE livre. Il serait facile d’y voir un parallèle avec le parcours de Drew Weing qui a mis 5 ans à écrire. Et si le but de ce livre n’était pas autre chose qu’une réflexion autour du pourquoi fait-on un livre et la recherche de l’inspiration ?

Sur la forme comme sur le fond, En Mer est un livre réussi. C’est une œuvre dense et subtile, jouant sur les ruptures et les paradoxes afin de désarçonner son lecteur pour l’emmener, loin très loin, non pas au milieu de la mer, mais en lui-même, dans une réflexion intérieure qui lui donnera envie de rouvrir ce livre, comme on parle à un camarade, sans trop de discours inutile. Ici, graphisme, composition et scénario sont en harmonie et offre un panel narratif superbe. Un livre joyeux et d’une humanité rare. Beau.

A noter : Cette chronique s’inscrit dans le Reading Comics Challenge de Mister Zombi (option Mort aux super-héros encore une fois !).

dessin et scénario : Drew Weing
traduction : Fanny Soubiran
éditions : çà et là (2011) 13€
éditions originales : Fantagraphics Books (2011)
public : Ado-adulte
pour les bibliothécaires : A faire découvrir absolument. Une œuvre accessible à tous les publics. Se lit vite, ne s’oublie pas.

Chroniques BD

Chronique | 3 secondes (Mathieu)

Cet ouvrage propose de relater la trajectoire de la lumière dans une petite portion d’espace-temps. Les 3 secondes qui la constituent forment un récit très court mais aussi très dense, aux allures d’intrigue policière… (extrait de l’avant propos)

Parcourir la lumière…

Œuvre étrange et Marc-Antoine Matthieu est un pur exemple de pléonasme. En effet, cet auteur nous a bien souvent habitué à jouer sur les codes de la bande dessinée. Julius Corentin Acquefaques est, non seulement l’histoire farfelue d’un personnage évoluant dans un monde étrange, mais aussi une suite de réflexion autour des éléments de la bande dessinée. Cette fois-ci, MMA cherche à entrainer son lecteur dans un zoom vertigineux à la vitesse de la lumière. Tout au long de ces 72 planches divisées en gaufrier de 3 cases sur 3 (non, pas du tout, c’est un hasard) c’est une tentative de plongeon dans une image. Ainsi, on pénètre dans un regard qui reflète lui-même une image contenant elle-même un aperçu de scène. Il s’agit pour le lecteur de reconstituer le puzzle afin de comprendre l’intrigue dissimulée dans ce court moment.

Oui. Très bien… Je vais être direct, on pourra gloser des heures sur la réussite ou non de cette entreprise. Les techniciens de la BD s’en donne d’ailleurs à cœur joie sur les forums et les sites spécialisés. Mais la question qui me taraude depuis que j’ai refermé le livre c’est : est-ce que ça m’a intéressé ?

Honnêtement non.

…pour prendre le mur de l’art séquentiel.

Bon, comme me disait un ex-collègue, il ne faut pas s’arrêter à l’histoire quand il y a une recherche esthétique ou de forme. D’accord, mais quand c’est la forme qui pèche, que fait-on ? Pour moi, il y a deux points de vue formels discutables. Le premier est la latéralité de l’ensemble. J’avoue n’avoir véritablement ressenti l’effet « zoom » qu’en découvrant l’œuvre numérique. Car 3 secondes a une double version, l’une numérique sur le site de Delcourt (accessible par un mot de passe disponible dans le livre) et l’autre papier. Bref, l’effet zoom n’a, pour moi aucun intérêt dans cette succession latérale classique de cases. Et c’est bien normal après tout, la BD est l’art de la séquence (comme l’expliquait Eisner). J’aurais aimé que Marc-Antoine Mathieu trouve un subterfuge dont il a le secret afin de donner de la profondeur physique à son idée.

C’est justement mon second point (quelle transition !). Là, je rejoins en partie l’avis de Jeanine Floreani du site du9, sur les 9 cases des planches proposées seules 2 ou 3 ont réellement un intérêt. Les autres n’étant, et j’utilise volontairement un terme de dessins animés, des intervalles. Ces derniers ne font pas partie de l’essence même de la BD. En effet, les auteurs de bandes dessinées cherchent souvent à optimiser l’espace et ne dessinent gratuitement que très rarement. Hugo Pratt ou Hergé n’ont jamais dessiné une case juste pour la dessiner mais bien pour enrichir la précédente, pour améliorer la lecture, pour faire avancer l’histoire. Ce n’est pas l’impression que l’on a ici. Au contraire. C’est une succession de mêmes cases à l’infini avec un effet de gros plan et un ajout de détail. Divisé le nombre de cases par trois et vous aurez le même résultat. Pas de quoi crier au génie. Du coup, si la lecture des premières pages se fait avec concentration, on cherche vite à découvrir les cases présentant l’indice en sautant les cases « inutiles ». A votre avis, pourquoi les studios de film d’animation font dessiner leurs intervalles par d’autres (cf PyongYang de Guy Delisle) ? Finalement, on finit par survoler les éléments non pas à la vitesse d’un photon mais pas loin. Pour moi, l’ennui était au bout.

Autre point (oui j’avais dit deux mais là j’arrête avec la forme) : quel intérêt ? Quelle histoire ? Rien ou pas grand-chose hormis des mini-intrigues qui s’oublient aussi vite qu’elles se découvrent. J’aime Marc-Antoine Mathieu quand ce dernier met ses recherches au service de ses idées créatrices. Ici, j’ai l’impression d’un concept album sans rien d’autre autour qu’une idée. Une belle idée certes mais dont l’exploitation n’est pas à la hauteur de la révolution tant vantée. Un concept certes mais qui n’apporte rien d’autre qu’un joli site et qu’une pierre supplémentaire sur la route pavé de bonnes intentions de la « lecture numérique » de la bande dessinée.

Conclure ? Oui. Si certains se gaussent devant cet album, plus un concept cherchant à lier films d’animation à bande dessinée, personnellement je suis loin de m’enthousiasmer. Une réalisation qui ne réussie pas à répondre à sa brillante idée de départ. Encore une fois, Marc-Antoine Matthieu a pris un risque. On ne peut que lui rendre hommage pour cela. Mais globalement, je ne retiendrais pas cet album comme autre chose qu’une anecdote. Je vous invite à découvrir le site de Delcourt cependant, vous gagnerez sans aucun doute du temps (et de l’argent). L’œuvre numérique qui révolutionnera la bande dessinée n’est pas encore écrite.

scénario et dessins : Marc-Antoine Matthieu
éditions : Delcourt (2011) 14,95€
Public : Adulte – Bédéphiles
Pour les bibliothécaires : Un album concept. Intérêt limité mais si vous avez un budget pourquoi pas ? Privilégiez plutôt les autres œuvres de cet auteur

A découvrir : la vidéo de présentation sur le site officiel
A lire : la chronique de Mo’
A noter : Je remercie Babelio et les éditions Delcourt pour cet album. Vous pouvez d’ailleurs retrouver cette chronique sur le site de Babelio.

Chroniques BD

Chronique | Blue (Kiriko Nananan)

Kayako, lycéenne japonaise, aime contempler la mer après les cours. C’est un moment de solitude qui lui permet de s’évader. Un jour, Masami l’accompagne et partage cet instant. C’est ainsi que naît entre les deux jeunes filles une amitié étroite qui se transforme peu à peu en amour… et en difficulté.

Quand avec l’équipe de KBD, nous avons décidé de consacrer un mois entier au manga d’auteur, le nom de Kiriko Nananan est apparu immédiatement comme une évidence. Les discussions ont vite tourné court.  Sous cet étrange pseudonyme se cache en effet l’une des auteures les plus intéressantes et douées de sa génération. La présence de Blue en 2004 dans la sélection d’Angoulême n’est en aucun cas un hasard. Pour ma part, je pensais l’avoir déjà chroniqué ici, c’est une erreur que je rattrape aujourd’hui avec le plaisir d’un fin gourmet car depuis ma lecture (à sa sortie) c’est un album que je n’ai jamais perdu de vue.

Traits et contrastes

Évoquer Blue et son auteur, c’est parler d’un trait singulier, qui, à l’époque, met une grosse claque aux idées reçues sur le manga. Je me souviens des critiques en 2004 concernant la BD japonaise : remplissages et copies de Tezuka. Alors est sorti Blue, avec un simple trait noir sur une feuille blanche. Une simple ligne décrivant dans le même élan les émotions et les visages, les lieux et les absences. Un simple trait et un univers qui s’ouvre, tout en plan rapproché où la différence se fait par d’infimes détails obligeant le lecteur à s’arrêter pour contempler, à lire l’image et à accepter ce vide qui est aussi parlant que le délicat contour d’un visage. Le graphisme de Kiriko Nananan est tout en contraste, jouant sur les oppositions pour donner une véritable unité. C’est un sous-texte graphique bien plus parlant que mille discours, un anti-ligne claire de la BD européeene. Ici, le détail est oublié, enlevé de l’espace et seul sont conservés les éléments importants : le corps, les attitudes et les visages. A l’aide de ce graphisme, Kiriko Nananan se concentre exclusivement sur son propos.

Fragments universels

Kiriko Nananan aime décrire la jeunesse japonaise dans ses travers et ses petits penchants, c’est le leitmotiv de ses œuvres (Everyday, Strawberry Shortcakes). Mais les albums suivants sont loin d’atteindre le niveau de Blue. De mon point de vue, cet album atteint la qualité narratives des grandes œuvres littéraires en étant capable de rendre une minuscule histoire universelle, d’appeler les sentiments enfouies en chacun par l’intermédiaire de personnages qui nous semblent étrangers.

En effet, si l’on fait le parallèle avec le Bleu est une couleur chaude, le fabuleux album de Julie Maroh, il n’y a pas de militantisme dans l’œuvre de Kiriko Nananan mais une volonté de présenter la jeunesse japonaise sous un autre regard. Ici la « différence » est poussée jusque dans le propos et par bien des aspects, Kiriko Nananan montre tout comme son homologue européenne  la simplicité et la beauté du sentiment amoureux. Qu’il soit homosexuel ne change presque rien à l’affaire. L’équilibre et le déroulement du récit sont parfaitement maîtrisés. On ne peut pas parler de rythme, juste d’une continuité qui fait entrer peu à peu dans la profondeur des personnages. Cette impression est renforcée par des cadrages de plus en plus resserrés sur les visages et une silence de plus en plus sourds. L’histoire se déroule alors dans un naturel désarmant, nous amenant vers une conclusion  à la fois simple, digne et touchante.

Un manga littéraire

Attention cependant, Blue n’est pas un shojo/yuri fleur bleue (sans jeux de mots). C’est une œuvre littéraire et cette grande qualité a ses exigences. Pénétrer dans l’univers de Kiriko Nananan vous demandera une concentration dans la lecture. En effet, si le dessin n’est que traits, contrastes et détails subtils, il n’aide pas forcément dans l’identification des personnages. Surtout quand ceux-ci changent de noms au cours du récit. En fait, ils n’en changent pas, on passe d’un niveau de langage à un autre. Savez-vous que les jeunes japonais s’appellent par leurs noms de famille dans la vie courante et qu’ils n’adoptent le prénom qu’en cas d’amitié forte ou d’intimité ? Non, et bien retenez-le ça pourra vous servir ! Mais plus que tout, l’essence profonde du récit ne vous sera pas donné. Il est possible de se laisser porter par la finesse de la poésie mais la subtilité du propos nécessite une interprétation constante, signe à mon goût d’une œuvre majeure respectant son lecteur mais qui pourrait en laisser quelques uns à la porte

Blue n’est pas une œuvre tout à fait comme les autres. Tout en subtilité, le travail de Kiriko Nananan se situe  dans la continuité d’auteurs comme Kyoko Okazaki ou  Kazuo Kamimura. Ce manga fait partie des plus belles oeuvres que j’ai eu l’occasion de lire, simplement majeure.

scénario et dessins : Kiriko Nananan
Édition : Casterman (2004 pour la 1ere édition)
Collection : Sakka (1ere édition) / Écritures (2e édition)
Édition originale : Magazine House (1996)
Public : Adolescents-Adultes

Pour les bibliothécaires : Indispensable. Devrait déjà être considéré comme un classique

PS : Rien à voir, mais spéciale dédicace à la nouvelle petite membre de l’équipe KBD. Elle signera sa première synthèse à l’horizon 2030 !

Infos du jour

Dimanche KBD : L’histoire du corbac aux baskets

Vous avez aimé la chronique d’IDDBD sur L’histoire du corbac aux baskets ? Alors voici du rab’ avec la synthèse de KBD. De quoi vous replongez dans le récit farfelu et poétique de Fred. Un des chefs d’oeuvre de la bande dessinée des années 90, justement récompensés par le prix du meilleur album 1994.

Au passage, nous accueillons 2 petits nouveaux dans l’équipe : David Fournol et Mr Zombi. Bienvenus à eux ! Rappelez-vous, nous sommes toujours prêt à accueillir des petits nouveaux.

Pour retrouver l’équipe de KDB et Armand Corbakobasket, c’est ici.

Et pour la chronique d’IDDBD, c’est là.

A la semaine prochaine pour la dernière du mois consacré aux fauves d’or.

Chroniques BD

Chronique | Kaze, cadavres à la croisée des chemins

Japon, 1603. Jiro, un charbonnier, tombe par hasard sur un cadavre transpercé d’une flèche, gisant à la croisée des chemins. Témoin de cette découverte, Kaze, rônin de passage,  décide de mener sa propre enquête, dut-elle mettre à mal « l’ordre établi ».

Les deux chemins

Pour une fois, je vais commencer par la fin, histoire de combler un petit sentiment d’absence qui subsiste une fois ce livre refermé…  Ce sont des points de suspension, un petit vide comme lorsqu’on sort d’un espace où les règles du jeu nous sont apparus à la fois précises et floues. Comment l’expliquer clairement ? Disons qu’au court de cette lecture,  l’impression de marcher sur une corde ne m’a jamais quitté. Car, plus qu’une histoire de samouraï détective, Kaze est un récit qui oscille constamment entre les cultures orientales et occidentales. Il suffit de voir le sous-titre pour comprendre l’idée force de cet album. L’enjeu ici est donc de savoir si cette corde imaginaire est un lien ou une limite.

Prenons le personnage principal par exemple. Matsuyama Kaze est  lui-même une double figure. Véritable représentant du samouraï errant cherchant à accomplir une improbable quête afin d’effacer son passé, il répond également aux caractéristiques habituelles du privé à l’anglo-saxonne : malicieux, à la fois fidèle et insoumis, tête brûlé et invincible. Bref, le héros à la présence rassurante et au charisme certain. Imaginez un peu Humphrey Bogart  avec un katana à la place du flingue arborant crânement un chignon en guise de chapeau mou !  Oui, ça fait un choc.

Alternances

Au départ, Kaze est l’adaptation du roman Death of the Crossroad (La promesse du samouraï en français) écrit par Dale Furutani, un américain d’origine asiatique. Ce dernier y mélangeait savamment deux  genres propres à chaque culture : d’un côté le récit de samouraï, de l’autre le polar à l’américaine basé sur l’intrigue et l’action. Chacun ayant ses propres codes narratifs avec ses habitudes et ses lecteurs, il semblait difficile de les faire cohabiter. Mais voilà, tout en se plongeant  dans le japon féodal, le lecteur se retrouve au milieu d’une véritable enquête moderne avec recherches de preuve, rebondissements et autres coups fourrés. On se dit alors que nous sommes bien loin des récits traditionnels japonais mais c’est sans compter sur ce rythme particulier, alternant les moments de calme et d’action, les moments de contemplations et d’actions. Ce rythme ne se base pas seulement sur une volonté narrative, elle répond à l’un des principes de l’art asiatique : la notion de plein et de vide. Le vide mettant en exergue le plein. Ecoutez la musique traditionnelle japonaise, vous vous rendrez compte de son importance. Importance, qui, comme le souligne Scott McCloud dans L’Art invisible, existe aussi dans les structures du manga. Et non, ce n’est pas un hasard !

Représenter sans (se) trahir

Reste l’histoire en elle-même. Bon, avouons-le, l’intrigue principale n’est sans doute pas à la hauteur des plus grands polars. Hormis quelques sous-quêtes, tout est cousu de fil blanc. C’est sans aucun doute la faiblesse principale de l’œuvre. Mais l’intérêt de cet album ne réside pas forcement dans le polar mais d’abord dans le portrait fidèle – presque ethnographique – du japon des débuts du shogunat Tokugawa. Il révèle ainsi une société très hiérarchisée, presque bloquée par les traditions et encore traumatisé par la guerre qui a pris fin juste quelques années plus tôt avec la bataille de Sekigahara. Et l’importance de cette bataille n’a absolument rien d’anecdotique, il s’agit même d’une des clefs du récit.

Pour finir, je finirai par le début (rappelez-vous j’ai commencé par la fin, logique non ?). Il faut souligner la très belle adaptation réalisée par Vincent Duteuil. Cet auteur belge ne se contente pas d’illustrer le roman, il y a créé un style à base de gros traits au fusain et d’aquarelles. Si son dessin prend une forme asiatisante, il ne cède toutefois aucunement à une facilité qui aurait pu paraître évidente : utiliser un style manga. Mais non. Il est resté fidèle à son statut d’auteur européen et a gardé les spécificités de l’école européenne (en particulier dans le découpage). A l’image de Dale Furutani, il opte pour la même corde suspendue entre deux univers et donne à son livre un aspect artistique beaucoup plus intéressant.

Pour conclure cette longue chronique et répondre à la question posé plus haut, Kaze, cadavre à la croisée des chemins, est une œuvre passerelle entre deux cultures. Se nourrissant de chacune, Dale Furutani puis Vincent Dutreuil ont réussi à créer un univers à part, passionnant par sa forme, intéressante par son aspect descriptif et plus anecdotique sur l’intrigue. Malgré ses faiblesses, on en ressort troublé et, pour ma part, enchanté. Un très joli album pour une maison d’édition qui nous a habituée à des œuvres graphiquement audacieuses (cf La Revanche de Bakamé).

A lire : la fiche album sur le site de la Boite à Bulles
A découvrir : les premières pages sur Digibidi
A lire absolument : la contre-chronique de ma copine Mo’ (ça va débattre dans les chaumières !)

A noter : Merci aux éditions La Boite à bulles et Les Agents Littéraires pour cette collaboration. Retrouvez cette chronique sur le site des Agents Littéraires.

adaptation et dessins : Vincent Dutreuil
d’après le roman Death of the Crossroad de Dale Furutani
Editions : La Boîte à Bulles (2011)

Collection : Champ Libre
Prix : 17€
Public : Ado-adulte
Pour les bibliothécaires : une très jolie adaptation, premier volume d’une série de 3.
Cependant, j’attendrai de voir l’évolution de la série avant de faire un choix.

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