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Interview | L’atelier En traits libres avec Kristophe Bauer

La première chronique de CaseDoc, la nouvelle rubrique d’IDDBD consacrée aux films documentaires sur la BD, avait pour objet le film Mattt Konture : l’ethique du souterrain. Ce billet a suscité des réactions inattendues, notamment l’intervention et un échange avec le réalisateur himself, mais aussi celle de Kristophe Bauer – que vous connaissez déjà par son comics Les Sentinelles de l’Imaginaire. Outre ses activités d’auteur, il est aussi le Président du collectif  En Traits Libres. Comme nous sommes un poil curieux sur IDDBD, nous nous sommes dit qu’il fallait bien que nous en sachions un peu plus sur cette bizarre entreprise. Alors, secte artistique, groupement d’artistes maudits ou belle bande de potes ? Voici un focus sur un collectif sympathique… à l’image de son Président.

IDDBD : Salut Kristophe !  Alors, si j’ai bien compris à la lecture de la présentation sur votre site, En traits libres c’est surtout un collectif de dessinateur… J’ai bon ?

Kristophe Bauer : Tout à fait. Il y a 11 artistes en tout, principalement des dessinateurs de BD, des illustrateurs, des peintres, des graphistes ainsi que des personnes qui travaillent dans le film d’animation.

IDDBD : L’atelier, c’est juste un espace commun de travail ou la possibilité de créer ensemble ?

K.B. : Les 2 mon capitaines ! Nous ne sommes pas un collectif au sens strict du terme. Il n’y a pas de charte à signer ou de manifeste artistique à respecter. Chacun vient travailler sur sa production à l’atelier quand bon lui semble. Mais dans le même temps ils nous arrivent de développer des projets à plusieurs, voir avec l’intégralité des membres. Principalement au travers du fanzine de l’atelier EN TRAITS LIBRES où l’on retrouve des boulots de chacun, mais aussi durant des manifestations à l’extérieur. On a notamment été contacté pour réaliser des décors de pièces de théâtre ou de festival, des fresques murales ou des ateliers graphiques ouverts à tout public.

Publication du 6e fanzine En traits libres

IDDBD : En traits libres, ça sonne comme un appel à l’échange avec le public. C’est important pour vous ce rapport aux personnes qui découvrent votre travail ?

K.B. : Oui c’est très important. Notre atelier est installé dans le vieux centre-ville de Montpellier, dans une zone piétonne. Notre espace de travail donne directement sur la rue, comme une boutique. C’est à la fois notre atelier, notre galerie et notre lieu de vente. Le passage des gens est donc inévitable et souhaité, même si cela peut tomber au moment où l’on finit une case importante ! L’échange avec le public est très enrichissant. C’est ce qui participe aussi au sentiment de se sentir comme un véritable acteur culturel local et international (car nous avons aussi beaucoup de visiteurs étrangers, surtout depuis l’article dans le New York Times !).

La façade de l’Atelier. Image tirée du blog Lamobile Tour, accueillie par l’atelier en 2010 (http://labomobiletour.blogspot.fr/)

Dans la série des questions qu’on doit te poser 6 fois par jour, tu ne vas pas échapper à celle sur Mattt Konture. Au niveau national – même international – c’est un monument de la bande dessinée, quelle est sa place au sein du collectif ? Un exemple, un « guide spirituel », un artiste de plus…

K.B. : Mattt est surtout un être humain d’une énorme gentillesse et d’une grande humilité. Vu sa notoriété et le public qu’il draine, il aurait de quoi se la « jouer » mais pas du tout. Il vient à l’atelier et passe des heures à noircir ses planches avec ses plumes dans un état de concentration intense ! Toujours en train de travailler, toujours un livre en préparation ou une affiche pour un festival ou une association. Un vrai bosseur. En ce sens, il est un exemple pour tout le monde. La clé d’une passion, c’est le travail. Et c’est ce que permet l’atelier. Les activités liées au dessin sont souvent solitaires et parfois compliquées si elles se déroulent dans son chez-soi. En allant à l’atelier, en se déplaçant, on se met dans de bonnes conditions de travail et au moment des pauses on peut discuter avec un collègue qui partage souvent les mêmes problèmes. C’est parfait !

IDDBD : Tiens justement, tu en as pensé quoi toi du film de Francis Vadillo ? (ça t’apprendra à faire des commentaires, tiens !) 😉 Représentative du personnage ?

K.B. : Francis est vrai passionné de BD et il passe souvent à l’atelier. Il connait bien son sujet. Je trouve son film vraiment remarquable dans ce qu’il donne enfin à voir un artiste au travail (chose assez rare dans les interviews liées à la BD, on en reste souvent aux critères biographiques) ainsi que son univers avec toutes les ramifications possibles (musicales, critiques…). Francis en profite aussi pour faire un état des lieux de la BD avec l’émergence, il y a 20 ans, de l’Association qu’a créé Mattt avec ses comparses et qui a pas mal changé le paysage éditorial. Au final l’aspect protéiforme du film convient bien au style graphique de Mattt, qui peut apparaître au départ minimaliste, mais que je trouve au contraire très foisonnant. On cite souvent Crumb à propos de Mattt, ce que je trouve un peu paresseux au niveau du travail critique, alors que j’ai toujours pensé qu’il y avait plus d’affinités avec le style de Moebius, notamment dans sa période des modelés faits à la plume. On peut trouver cette comparaison déraisonnable, voir incongrue, mais j’en ai discuté un jour avec lui et il me l’a confirmé.

extrait du film de Francis Vadillo

IDDBD : La structure « En traits libres » est devenue une association, comment voyez-vous l’évolution de votre action au cours de ces prochaines années ?

K.B. : Notre passage au statut associatif participe de notre volonté de nous présenter de plus en plus comme un acteur culturel important. Nous avons, en février dernier, organisé un festival de la Micro-Edition sur un week-end avec l’éditeur 6 Pieds sous terre et la Mairie de Montpellier. Ce fut un vrai succès, notamment grâce aux nombreux ateliers artistiques que nous avons proposés et qui étaient ouverts à tous les publics. 3 générations différentes se retrouvaient pour mettre la main à la pâte et faire des sérigraphies, des fanzines ou des Clopeints. Nous espérons pouvoir réitérer cet événement l’année prochaine et le pérenniser. Nous sommes aussi invités depuis 2 ans comme reporter BD sur la Comédie du Livre, un grand salon sur la littérature à Montpellier. Voilà le genre d’aventures artistiques que nous espérons multiplier à l’avenir.

Le « Micro-festival » organisé en collaboration avec 6 pieds sous terre

IDDBD : J’en profite pour te poser quelques questions sur Les Sentinelles de l’Imaginaire… Jan Jouvert avait fait un mauvais rêve cette nuit-là ?

K.B. : Et bien en fait c’est moi qui avait fait ce mauvais rêve ! Toutes les idées concernant cette société future et son caractère dystopique, le casque neuronal, la lutte entre République Résistance et la C.E.C, les 2 amis d’enfance devenus des créatures fantastiques, sommeillaient en moi depuis une dizaine d’années. Après mon passage à l’hebdomadaire le Patriote en tant que cartooniste, j’avais très envie de retourner à la BD avec une série de science-fiction. J’ai alors demandé à Jan de m’aider au niveau du scénario et surtout de la narration pour démarrer la série. Jan est écrivain, plutôt du genre polar avec une écriture très directe qui donne vraiment envie de tourner les pages (Eau et Gaz, 1999, Déménage, 2012) et on se connait depuis 20 ans (nous avons fait de la musique ensemble pendant très longtemps). C’était donc le partenaire idéal. Dès lors que je crois qu’effectivement il y a aussi quelques cauchemars qui appartiennent à Jan dans toute cette série ! Autant au niveau visuel, je suis plutôt seul responsable de ce que l’on trouve, autant l’histoire s’écrit maintenant à 4 mains en permanence.

IDDBD : Plus sérieusement, vous vouliez faire un comics à la française ou ce genre est tout naturellement votre style de prédilection ?

K.B. : Les sentinelles de l’imaginaire sont certes influencées par les comics au niveau de la pagination, du format et parfois dans une certaine manière de s’adresser directement au lecteur durant l’action. Mais pour moi au niveau du style et des thèmes, je me sens plus proche de tout ce que l’on trouvait dans Métal Hurlant ou carrément Valérian et Laureline, qui reste une référence absolue pour moi en matière de science-fiction. Enfin l’art du feuilleton je l’aime autant chez l’américain Milton Caniff (qui faisait des strips d’aventure) que chez le romancier français Gustave le Rouge avec le Mystérieux Docteur Cornélius. Nous tentons, avec Jan, de faire une synthèse de tout ça tout en parlant des enjeux scientifiques d’aujourd’hui qui annoncent le futur (physique quantique, nanotechnologies…etc). Cette série fait aussi partie d’un ensemble chronologique plus vaste qui s’étend sur 3000 ans d’histoire et qui fera l’objet d’autres livres, nouvelles, romans, enregistrements. Sur le blog dédié aux sentinelles, nous développons une série d’articles qui s’appellent les documents interdits et qui développent tous ces aspects.

IDDBD Alors, moi j’ai lu le tome 4, le volume 5 est prévu pour… ?

K.B. : Dès que j’ai terminé cette interview, je m’y colle ! J’espère que l’épisode 5 sortira début 2014 ! Le découpage est terminé, il n’y a plus qu’a s’y mettre. Certains membres de République Résistance ont été laissés dans une situation critique et vont découvrir un terrible secret dans les entrailles de Townsville, quant à l’infâme Cyprus Edwards, le dictateur casqué, après la destruction du réseau des Distracteurs, il va contre-attaquer avec une invention radicale !

Première page du tome 4 (déjà paru)

IDDBD : D’autres projets personnels en cours ?

K.B. : Et bien oui ! Une nouvelle série Hunter & Associés une série contemporaine d’aventures et d’espionnage, très politique, avec un héros à la caractéristique physique très étonnante. Pour la première fois aussi dans les éditions du voyeur, la série sera publiée en couleurs. Les quelques dessins publiés sur le blog et les infos distillées ont suscité beaucoup d’enthousiasme de la part du public. Il me tarde vraiment que le premier épisode sorte. Collectivement, l’atelier En Traits Libres sera à la galerie St Ravy à Montpellier du 29 novembre au 15 décembre pour une exposition work in progress qui promet d’être très proche d’un happening !

Couv’ du vol.3 de Destruction Kentucky par Gaëtan Lüpcke

IDDBD : Allez la question rituelle de fin, as-tu un petit, voire plusieurs conseils de lecture ?

K.B. : Si tu le permets, je vais en profiter pour faire la promo de mes camarades qui ont quelques pépites dans leur carton. Gaëtan Lüpke vient de sortir l’épisode 4 de sa série comico-délirante Destruction Kentucky (écrire à l’atelier qui fera suivre!) et Guillaume Penchinat sort Ahlam  aux éditions le Potager Moderne fin novembre. Guillaume est mon voisin à l’atelier, j’ai vu toute la BD se réaliser sous mes yeux et ça m’a beaucoup impressionné. Une sorte de récit initiaque entre descente aux enfers et poésie débridée.

IDDBD : Merci pour toutes ces réponses passionnantes !

K.B. : Merci à toi pour tes encouragements et ce blog précieux et indispensable !

Donc vous l’aurez compris, si vous passez un jour dans le centre-ville de Montpellier, entrez dans l’atelier En Traits Libres. Nous, on aime cet esprit d’échange ! Et même si le New York Times est passé avant nous (raaah les chiens !) nous sommes très heureux d’avoir pu proposer ce petit focus et très indirectement soutenir leur action.
Bon vent à tous les membres du collectif !

A voir : le site et la page Facebook d’En Traits Libres

Chroniques BD, Recommandé par IDDBD

Chronique | Evil Heart (Tomo Taketomi)

Umeo Masaki est un jeune garçon à problèmes. Dès ses premiers jours au collège, il commence par se battre avec des élèves plus âgés. Taciturne et violent, il n’arrive pas à se faire accepter. Il vit seul avec sa grande sœur, âgée de 16 ans, car sa mère est en prison. Mais sa vie bascule un jour en passant devant le gymnase. Il découvre une drôle de discipline, l’Aïkido, et un drôle de personnage, un étranger, le professeur Daniels.

Du sport, oui mais…

Petite anecdote pour commencer cette chronique. Quand j’ai animé la formation manga en septembre dernier, j’ai fait choisir en début de séance un album à chaque participant. J’avais pris soin de glisser parmi eux, Vitamine de Keiko Suenobu, un one-shot dont la couverture pouvait laisser à penser qu’il s’agissait d’un pur shojo de collégienne. Or, c’est un manga très dur sur le phénomène de l’Hijime. Ce petit piège avait pour but de démontrer qu’en matière de manga, il ne faut pas se fier aux apparences du graphisme. On pourrait qualifier ce genre de « faux-amis ».

Evil Heart fait complètement parti de cette catégorie. Il a tout du shonen-manga de sport et je dirais même du shonen-manga de sport romantique. S’il en reprend les bases, à savoir le jeune garçon perdu qui s’épanouit dans l’amitié (voire l’amour) dans une discipline et qui dépasse ses limites dans une compétition, cette série de Tomo Taketomi dépasse largement l’idée de base et ne cesse de surprendre son lecteur.

Car le sujet principal d’Evil Heart est bien moins le sport que la violence familiale et ses conséquences. En effet, on apprend rapidement qu’Umeo (dit Ume) a subi ainsi que sa sœur et sa mère, la violence d’un père puis d’un grand frère. D’ailleurs, notre jeune héros ne pratique pas l’aïkido pour les joies de l’amitié, mais bien pour être prêt à défendre ses proches contre tous les dangers… et en particulier la figure de Shigeru, son frère, à la fois démon intérieur et lourde réalité. D’autant plus que se pose la question de la transmission quasi-génétique de cette violence qui pèse sur ses épaules. La joie, l’amitié, le dépassement de soi ne font pas partie de ses préoccupations. Quant à la compétition…

Une autre philosophie

Pour ceux qui connaissent cet art martial, l’Aïkido n’utilise que des techniques de défenses. Par ce simple état de fait, Evil Heart se démarque déjà de tous les autres mangas sportifs. Alors qu’on ne peut plus lever un orteil sans parler compétition de nos jours, ce manga apparaît donc comme un rafraîchissement en faisant de l’autre non plus un adversaire mais un partenaire. Tomo Taketomi s’appuie donc sur une philosophie différente pour bâtir son histoire car l’entraide et la communication sont au cœur même du récit. Moins d’actions, plus d’interactions entre ses personnages et surtout des questions sans cesse renouvelées.

Dans les pages de ces 6 volumes, les certitudes sont rares et bien souvent synonymes de dangers. Ainsi, le lecteur alterne donc entre calme et grosse tempête… de quoi relancer régulièrement son intérêt. Mais plus que le rythme, l’auteur prend le temps de décortiquer les peurs, les espoirs et l’évolution lente de son héros à travers son évolution de pratiquant d’Aïkido. Si l’humour et la légèreté font partie du voyage – en particulier avec le Pr. Daniels, figure classique du sage qui ne se prend pas au sérieux – on se retrouve confronté sans mesure aux différentes réalités du personnage. Une réelle empathie se créé non seulement avec lui, mais aussi avec les autres acteurs de cette histoire finalement touchante et particulièrement bien pensée.

Car Tomo Taketomi a eu deux bonnes idées. La première a été de ne pas faire une série à rallonge qui, aurait trop usé la corde. Ce qui arrive malheureusement trop souvent. Cette série a été écrite en plus de 5 ans, ce qui est un délai rare dans un manga. La deuxième idée a été de ne pas multiplier les personnages importants, lui permettant de mieux maîtriser le caractère complexe de chacun tout en se renouvelant. J’avoue que ce dernier aspect m’a beaucoup surpris et qu’il est pour moi un point important de la réussite de sa série. En effet, tout en se focalisant toujours sur le héros principal, il a su tour à tour laisser une place à chacun des protagonistes, de Machiko à Shigeru lui-même en passant par des personnages beaucoup plus obscures dont je tairais le nom pour ne pas gâcher votre plaisir de lecture.

Côté Aïkido, mon spécialiste maison n’a pas eu l’air de trop rechigner à la vue des images dessinées. Pour ma part, j’ai trouvé les dessins plutôt réussi mais dans une forme très classique. Par quelques traits, la famille Masaki a un réel lien de parenté sans forcément être des clones. Pour le coup, la lecture est très agréable et fluide. Rien de bien révolutionnaire là-dedans, on sent que l’attention première a été porté comme souvent sur la réussite du scénario.

Bref, si vous aimez le manga de sport, vous pouvez tenter Evil Heart. Mais vous êtes prévenus. Evil Heart dépasse complètement ce genre et devient un vrai manga de société et dans une certaine mesure, propose une philosophie de vie différente où l’autre n’est pas un concurrent mais un partenaire… Une chouette leçon pour une chouette série ! Un must have comme on dit chez les iroquois.

A lire : le dossier spécial sur manga news

Evil Heart (6 volumes – série terminé)
Scénario et dessins : Tomo Taketomi
Éditions : Kana (2005-2011), 7,50€

Public : Ado-Adultes (c’est un seinen)
Pour les bibliothécaires : une série courte & de qualité. Pas d’excuses pour ne pas l’avoir dans votre mangathèque.

Chroniques BD

Chronique | Le temps est proche (Christopher Hittinger)

An de grâce 1301, l’Europe s’apprête à vivre un siècle compliqué. Entre la guerre, la peste, les schismes et autres joyeusetés, la population a bien du mal à se réjouir dans le dernier siècle du « Moyen-Âge ». Et pourtant, Dante, Christine de Pisan ou Giotto annoncent déjà la Renaissance… Oui, le temps est proche. Mais ça reste à prouver dans cet almanach érudit d’un auteur très inventif.

En 2013, le festival d’Angoulême consacrait une exposition complète à une association qui avait réussi l’exploit d’être deux fois lauréat du Prix de la Bande Dessinée indépendante : The Hoochie Coochie. Après FLBLB, je découvrais encore un éditeur poitevin (mais fondé à Paris) au nom à coucher dehors. Moi qui me targuait d’être un amateur éclairé, je pouvais rallumer ma chandelle, car , même s’il me semble avoir croisé quelques Turkey Comix, je n’avais pas entendu parler d’eux. Bref, aujourd’hui, je rattrape un peu le temps perdu (ceci est un jeu de mots non prémédité).

Cet album fait partie de la catégorie « Drôle d’objet en vérité ». Christopher Hittinger, auteur important du catalogue de The Hoochie Coochie, aborde le thème de la BD historique sous un angle assez inattendu. Personnellement, quand on mélange les termes BD et histoire dans la même phrase, ça me rappelle des lectures peu enthousiasmantes qui ont constitué la base de la bande dessinée traditionnelle voire archi-classique, j’ai quelques plaques qui apparaissent et ça me démange de refermer assez rapidement. Je sais ce n’est pas bien mais j’ai le droit d’avoir moi aussi mes idées préconçues zut à la fin quoi ! Bref, ces récits prennent souvent la forme de simples aventures où la grande histoire ne devient qu’un champ d’action comme un autre, un simple prétexte.

Mais ici, l’auteur aborde l’histoire de face, par une idée simple mais terriblement efficace. Son récit prend la forme d’un almanach du 14 siècle à travers 100 saynètes correspondant toutes à une année. 100, pas une de plus, pas une de moins. Elles peuvent prendre des formes diverses, allant de la simple case à plusieurs pages, mais sont toutes classées dans l’ordre chronologique. Le temps passe alors sous nos yeux et devient alors le seul et unique véritable héros de cette comédie humaine violente, belle, teintée de sarcasme ou d’espoirs. Parfois, Christopher Hittinger aborde le simple fait historique, quelquefois il prend le temps de développer ses personnages mais il est toujours le seul à choisir le rythme de son discours, accélérant au besoin, pointant les moments qu’il juge clés. Du point de vue de l’utilisation du média bande dessinée, c’est une œuvre en tout point remarquable.

Au bout du compte, et c’est l’ancien étudiant qui avait une nette préférence pour la micro-histoire qui parle, j’ai aimé ce que j’ai lu. Paradoxalement, tout en proposant une suite de faits historiques et donc une structure linéaire, l’auteur montre à sa manière les évolutions globales de la société féodale. Finalement, il développe dans son livre une lecture en diagonale des événements, les reliant les uns aux autres par de minuscules mais probants détails. Résultat, il donne un vrai sens à l’ensemble alors que ce livre aurait pu apparaître au départ comme une suite désordonnée. Mais non, la cohérence est surprenante. Ces 100 saynètes participent toutes à la petite histoire du livre et à la grande histoire de l’Europe du 14e siècle.

Concernant le dessin, là encore Christopher Hittinger prend le parti de s’éloigner de la tradition de la bande dessinée européenne classique. Il est d’ailleurs beaucoup plus proche du comics d’auteurs. Dans une certaine mesure, il m’a fait penser à la série L’Etoile du Chagrin de Kazimir Strzepek (chez ça & là). Il n’hésite pas à mélanger des personnages réalistes, des bonhommes bâtons, de vagues silhouettes ou des traits animaliers. Côté décors, même travail entre réalisme, finesse et simple évocation. A l’image de son propos, on est surpris de voir une forme de logique et d’homogénéité. Mais la surprise, et surtout l’expérience, est vraiment le maître mot de cet ouvrage.

En refermant Le Temps est proche, on a le sentiment d’avoir vécu l’histoire du 14e sous des formes diverses, du plus petit des humains aux plus grands bouleversements de l’Europe. Comment ? On ne sait pas trop. Le lecteur est entraîné dans cette spirale historique. Une année, puis vient la suivante avec son lot de rebondissement. Pourtant, Christopher Hittinger ne se contente pas d’évoquer de simples faits, il crée du lien entre eux et enrichit considérablement son propos. Un beau travail d’auteur et même d’historien. Pour ma part, je signerais bien pour traverser le siècle suivant avec lui et sa perception de l’histoire.

A lire : un entretien sur le site du9
A découvrir : le site de The Hoochie Coochie et le site de Christopher Hittinger

Le temps est proche (one-shot)
Scénario et dessins : Christopher Hittinger
Editions : The Hoochie Coochie, 2012 (20€)

Public : Adultes
Pour les bibliothécaires : un ouvrage idéal pour un fonds BD alternative. Pas simple pour les petits budgets cependant ou alors avec le lectorat qu’il faut.

Chroniques BD, Recommandé par IDDBD

Chronique | Beauté (Hubert & Kerascoet)

Morue est une paysanne peu gâtée par la nature. Pauvre et laide, elle se dirige vers une vie compliquée, très compliquée. Un jour, elle sauve par hasard une fée qui lui accorde un don. Malgré sa laideur, tous les humains la perçoivent désormais comme la plus extraordinaire beauté du monde. Rapidement, elle devient l’objet de toutes les convoitises et surtout de celles des puissants. Un conte de fée moderne réunissant à nouveau le trio gagnant de Miss pas Touche.

Du contre-pied comme art du conte

Cela commence comme un conte de fée, une jeune femme, des difficultés et un don du ciel. Cela finit avec une morale. Classique et facile. Mais, l’art de bien raconter une histoire, et en particulier ce genre si ancien du conte, se mesure à la capacité de l’auteur à nous emmener avec lui dans son monde. N’oublions pas non plus que quelle que soit l’imagination du scénariste, il faut tout de même de bons personnages.

Alors Hubert, fait-il partie de ces auteurs qui se prennent les pieds dans le tapis de la tradition ? Dans Beauté on retrouve les grands classiques : la belle, le preux , la bonne fée et la méchante sorcière… Tout est là mais… Hubert n’est pas un scénariste à s’émerveiller devant de jolies personnages ni à se laisser prendre dans mille ans de traditions populaires. Il aime jouer avec ces figures et propose très régulièrement à ses lecteurs des scénarios qui ne ressemblent à aucun autre, faits de surprises, de virevoltants rebondissements enchanteurs, drôles et bien souvent teintés d’une pointe de sarcasmes. Ceux qui auront lu les Miss Pas touche ou autre Sirène des Pompiers comprendront mieux l’idée (les autres auront l’amabilité de se rendre dans leurs bibliothèques ou librairies les plus proches).

Bref, dans l’univers merveilleux de Beauté, la princesse est une mocheté, le preux est un imbécile et la bonne fée… Ah la bonne fée ! Difficile d’en parler sans mettre en péril les tenants et les aboutissants de cette histoire d’apparence qui n’a d’apparence que le nom. Malgré tout, et justement parce que le scénariste s’évertue à prendre les chemins de traverse, il crée une galerie de personnages particulièrement  imparfaits. Ce qui contribue grandement à la noirceur général qui inonde ce conte pas vraiment fait pour les enfants. Mais quel bonheur de voir Morue, personnage sensible, naïf, généreuse ou jalouse, commettre des erreurs aux conséquences dramatiques tout en tirant une expérience peu commune ! Pourtant, Morue reste une véritable héroïne de contes de fées qui doit faire preuve d’audace, de bon sens, parfois de chance pour se tirer (ou non) de ses mauvais choix. Une description qui conviendrait tout aussi bien à Blanche, l’héroïne de Miss pas Touche.

Justement. Pour compléter cette histoire qui s’inscrit à la fois dans la tradition et dans le rupture avec le conte traditionnel, Hubert se fait accompagner au dessin pour ses vieux acolytes, le très fameux duo de dessinateur Kerascoët. Ça fait maintenant longtemps qu’ils nous émerveillent par la qualité de leur travail. La réussite de l’album leur doit beaucoup car ils ont su trouver l’équilibre entre dynamisme et grâce sans jamais tomber dans une forme de réalisme. Du coup, les moments difficiles, parfois particulièrement violents, restent dans le domaine de la fiction. Quant à Morue/Beauté, par je ne sais quel artifice, ce double-personnage reste toujours unique quelque soit sa forme.

Du coup, ses aventures prennent d’autant plus d’épaisseurs. Car au-delà de la simple apparence, thème important de l’œuvre, on perçoit sa véritable nature et tout ce qu’elle représente. Beauté est une série qui, pour moi, parle magnifiquement de la lutte des femmes pour l’égalité. Et malgré sa fausse légèreté, montre toute la difficulté du combat. Les hommes n’y ont pas la vie facile, posséder qu’ils sont à la seule vue de cette Beauté magique. A l’image de son héroïne, cette histoire repose sur les ressorts de la logique, de l’intelligence, du courage et de la prise de conscience d’une force intérieure. Un beau message qui frappe d’autant plus qu’il est écrit par un homme.

Étonnement et surprises sont des mots qui reviennent régulièrement dans cette chronique. C’est effectivement le sentiment qui m’a traversé tout au long de la lecture de ce triptyque. Iconoclaste, sombre et intelligente, cette aventure est une quête féminine et féministe à la fois. Sous le format classique de la BD franco-belge, Beauté est une série qui fait réfléchir son lecteur avec délice, à la fois en douceur et en violence. La morale finale est à l’image de l’ensemble, d’une très grande finesse. Bref, juste indispensable !

A lire : la chronique de Tristan sur B&O et la chronique de Paka (2e tome)

Beauté (série en 3 volumes – terminée)
Scénario : Hubert
Dessins : Kerascoët
Edtions : Dupuis, 2011

Public : Ados-Adultes
Pour les bibliothécaires : Série courte et juste indispensable

Chroniques BD, Recommandé par IDDBD

Chroniques | The Wire (David Simon) / The Grocery (Singelin & Ducoudray)

C’est l’histoire d’une ville en proie à la criminalité, à la violence et à la drogue. C’est l’histoire d’un quartier, au milieu de cette ville. C’est l’histoire d’anonymes ou de puissants qui se battent pour régner ou simplement survivre. Bref, d’une série télé à une bande dessinée, bienvenu à Baltimore.

Baltimore entre télévision et bande dessinée

C’est la première fois que je tente l’expérience d’une double chronique sur des supports aussi différents qu’une bande dessinée et une série télévisée. Mais l’occasion était bien trop belle pour passer à côté.

Cet été, par le plus grand des hasards, j’empruntais à la bibliothèque les deux premiers volumes d’une série de BD dont j’avais vaguement entendu parler. Très vaguement. Dans le même temps, j’achevais avec bonheur la 5e saison de The Wire (Sur écoute en français). J’étais pris de nostalgie à l’idée de laisser McNullty, le plus écorché vif de tous les policiers irlandais de l’histoire de la télévision américaine. En ouvrant The Grocery, le lien dans mon esprit ne s’est pas fait immédiatement. Pourtant, peu à peu, je retrouvais des détails qui me mettaient la puce à l’oreille : les coins de rue, les vendeurs de drogue, les dealers, les gros 4×4 et cette violence inhérente au milieu. Trop de détails pour n’y voir qu’une simple inspiration. Pas un plagiat mais une vraie continuité. The Grocery, c’est une histoire parallèle dans un monde au graphisme assumé.

A body of an american

Mais je mets les choses à l’envers. Je vous parle de The Wire et du lien avec The Grocery sans évoquer toutes les qualités de cette série. Au début, The Wire est une fiction policière évoquant le combat des policiers de Baltimore contre les réseaux de ventes de drogue. David Simon, ancien journaliste au Baltimore Sun City Desk devenu scénariste, dresse une galerie de personnage dont la grande figure est le fameux McNullty dont je vous parlais plus haut. Alcoolique, divorcé, volage, mais enquêteur surdoué, il est un peu à l’image de ses collègues, sans repère. Au cours des cinq saisons, ce qui semble être une enquête policière se transforme peu à peu en radiographie de la société américaine : politique, argent, journalisme, système éducatif, valeurs… Tout y passe avec cette capacité qu’ont les américains à mettre le doigt sur leurs propres paradoxes.

Comme souvent, cette série signée HBO – chaîne qu’on ne présente plus dans le monde des séries TV avec notamment Game of Thrones ou Six Feet Under – frappe fort avec un réalisme décomplexé. Rien n’est blanc, rien n’est noir, tout est plus ou moins crasseux. Chacun a ses propres raisons pour agir, tous ont des explications et les vrais pourris ne sont pas toujours ceux que l’on croit. C’est violent certes, souvent désespéré, mais l’humour n’est pas absent et parfois la lumière scintille un peu au milieu de ces rues sombres.

Bref, The Wire bénéficie d’un scénario remarquable en même temps qu’une bande originale qui frise la référence absolue, de toute façon quant on utilise The Pogues ça ne peut être que recommandable. J’en profite d’ailleurs pour tirer mon chapeau et rendre hommage à Philip Chevron, guitariste du groupe irlandais et créateur de la mythique chanson Thousand are sailing qui nous a quitté hier.

Sur écoute, saison 4.2

The Grocery, la série dessinée par Guillaume Singelin et scénarisé par Aurélien Ducoudray, s’inscrit donc pleinement dans cet univers. Et je préciserais même un lien réel avec la saison 4, où les réalisateurs avaient fait un focus sur un groupe d’enfants/adolescents.

Mais, il ne faut pas limiter  The Grocery à la série américaine qui l’a inspiré. En effet, les deux auteurs injectent leurs propres éléments pour créer une œuvre propre. Tout d’abord, ils prennent le parti de faire tomber un jeune candide dans ce monde de brutes. Elliott est le fils de l’épicier juif qui vient juste de racheter The Grocery, la boutique du coin de la rue. Il est tout neuf, tout gentil et très intelligent. Lui qui fait des concours d’orthographe, il joue rapidement le rôle de l’intellectuel du coin. Ah oui, j’oubliais. Eliott est une grenouille… d’ailleurs il a même un petit quelque chose d’Ariol, le petit âne d’Emmanuel Guibert. Bref, imaginez simplement Ariol dans une banlieue chaude… Je confirme, ça saigne.

Et pour saigner, ne vous fiez pas du tout au dessin qui peut apparaître au début comme enfantin. Je ne sais pas vraiment si on peut parler d’anthropomorphisme pour tous les personnages mais je crois que le choix est judicieux tant un rendu réaliste aurait pu être insoutenable. Le scénario en effet ne lésine jamais sur la violence réelle et symbolique. Âme sensible s’abstenir !

Peu à peu, de nouveaux personnages entrent en scène : un vétéran de la guerre en Irak qui perd sa maison suite à la crise économique, un rescapé de la chaise électrique, nouveau caïd de la rue, une hispanique en quête de vengeance… Ces histoires singulières forment un tout et donnent une cohérence à l’univers. Tous les personnages sont liés les uns aux autres de près ou de loin, les actions des uns influencent la vie des autres et tous portent des cicatrices et sont prêts à rendre les coups qu’on leur donne. La fin du 2e tome est sans équivoque… Mais je m’arrête là pour ne pas vous gâcher les surprises et les rebondissements nombreux qui ne manqueront pas de vous donner envie d’aller plus loin. Personnellement, j’attends la suite avec une très grande impatience.

A lire : les chroniques de Mo’, de Tristan sur B&O

Et pour finir : ceux qui ont vu The Wire reconnaîtront

 

The Wire (Sur écoute)
créé par David Simon
5 saisons (60 épisodes) 2002-2008

The Grocery (2 volumes – en cours)
Scénario : Aurélien Ducoudray
Dessins : Guillaume Singelin
Editions : Ankama, 2011
Collection : Label 619

Public : Adulte
Pour les bibliothécaires : les séries TV et BD sont indispensables pour une bédéthèque et une vidéothèque de qualité.

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Découverte d’un genre littéraire, le manga

Je vous propose dans ce (très) gros dossier, le résultat de mon travail sur la formation Découverte d’un genre littéraire : le manga proposée aux bibliothécaires du département de l’Eure par la Médiathèque Départementale. Cette formation s’est déroulée le 26 septembre 2013. Dans cette tâche, j’ai été accompagné par mon excellente et néanmoins collègue Pauline, grand acquisitionitrice des BD jeunesse.

Comme son nom l’indique, même si le travail est dense, il s’agit d’une approche pour débutant. L’idée étant non de leur faire aimer le manga (après tous les goûts et les couleurs, hein !) mais plutôt de comprendre l’intérêt et les évolutions de ce média. Même si l’approche se veut historique (en tout cas au début), il ne s’agit pas ici d’être exhaustif mais de mettre en avant les phases importantes qui ont conduit à la bande dessinée japonaise d’aujourd’hui. Évidemment, il manque dans cette présentation toutes les interactions formateurs-stagiaires qui ne manquent jamais d’apporter un plus à l’ensemble. Dans le cas de cette formation, nous avons eu un groupe très intéressant.

J’espère que ce travail pourra vous être utile, professionnellement pour les bibliothécaires, culturellement pour les autres. Et évidemment, si vous avez des questions n’hésitez pas à réagir dans les commentaires.

Côté technique, cet article est tellement gros, que je l’ai découpé en mini-chapitre. En bas de page, vous pouvez voir des petits chiffres qui correspondent aux pages. Donc, vous cliquer pour avoir la suite… Je ne vous fais pas un dessin (vous seriez déçus). De plus, les images utilisés ne sont pas toutes copyrightées mais elles appartiennent bien évidemment  à leurs auteurs et ayants droits. Elles ont été utilisés à usage pédagogique.

Bonne lecture !

1ere partie : aux sources du manga (1603-1945)

La double culture japonaise

Du point de vue occidental, la culture japonaise est bien souvent synonyme de subtilité et de tradition emplie de maîtrise de soi, de perfectionnisme, de finesse et de sensibilité. Elle trouve tout son symbole dans la vision romantique du samouraï, guerrier absolu à la fois rompu à l’art de la guerre, à la philosophie et aux pratiques artistiques. Malgré une part non négligeable de fantasmes, cette culture est une réalité et représente l’héritage direct du foisonnement culturel de la période Edo (1603-1867) lié au développement de la bourgeoisie marchande et à la domination du Shogunat Tokugawa sur le Japon du 17e au 19e siècle.

Mais cette « tradition » ne présente qu’un seul visage de la culture japonaise. En effet, on néglige souvent des pratiques et des croyances populaires encore plus anciennes, notamment le shintoïsme. Par principe religion de la nature et de la fertilité, le shintô apporte un rapport à l’environnement et au corps très différent des conceptions judéo-chrétiennes occidentales.

Entre les cultes phalliques, les nombreuses histoires scatophiles ou frisant l’absurdité absolue ponctuant les histoires populaires, les croyances dans les esprits de la nature (Kami) ou dans un bestiaire fantastique (Yokaï), il y a de quoi choquer l’esprit occidental. Mais les japonais moyens apprécient ce genre d’histoires et partagent aussi le plaisir d’écouter, de lire ou de raconter des histoires plus légères d’amours impossibles, de farces grotesques ou de samouraï libérant une belle.

Bien entendu, le manga n’échappe pas à cette double influence. L’exemple le plus évocateur étant sans aucun doute Ryo Saeba (alias Nicky Larson), à la fois obsédé sexuel et samouraï des temps modernes.

Rouleau, estampe et… manga ?

Très rapidement, le japon raconte ses histoires en image. Au même titre qu’une Tapisserie de Bayeux, Le rouleau des animaux (Xe siècle) est déjà une première représentation séquentielle d’une histoire. Cependant, il est difficile de le comparer à une bande dessinée contemporaine. Les séquences sont des tableaux successifs et les textes illustres plus qu »ils ne viennent compléter le dessin. La fluidité naturelle du média BD, n’est pas encore au rendez-vous.

C’est surtout sous l’ère Edo, avec un pays enfin pacifié, que le dessin se développe avec les fameuses estampes japonaises de l’Ukiyo-e (Images du monde flottant). On perçoit déjà une tradition dans la représentation (des visages identiques), une continuité dans les thèmes (nature, sexualité, vie quotidienne, femmes…) et dans les techniques utilisées.

C’est Kastuhika Hokusaï, le plus célèbre peintre de ce courant qui utilise pour la première fois le terme manga. Il publie en 1812 un carnet de croquis intitulé Hokusaï Manga (image dérisoire). Là encore, il est difficile de parler de bande-dessinée au sens moderne du terme. Il ne s’agit là que d’illustrations de la vie quotidienne et non d’une réelle tentative de récit dessinée. Il faut attendre une révolution politique, sociale et culturelle beaucoup plus profonde pour voir les prémisses du manga contemporain.

1ere partie (2) : aux sources du manga (1603-1945)

L’apport décisif de l’occident

En 1853, le Japon qui s’était recroquevillé sur lui-même depuis plus de 3 siècles s’ouvre de nouveau vers l’extérieur. Une réouverture forcée par le Commodore américain Matthew Perry durant l’épisode dit des Bateaux Noirs. Cet épisode entraine indirectement le déclin puis la chute du Shogunat en 1867. L’Empereur redevient le souverain absolu et le Japon entre dans sa période de révolution industrielle nommée « Ère Meiji ».

Dès 1863, les illustrateurs occidentaux débarquent au Japon et créent les premiers journaux satiriques. A l’image de ce qui existe déjà en Europe ou aux États-Unis, les dessinateurs du Japan Punch, Box of curious ou Tobae observent, se moquent de l’actualité tout formant leurs homologues japonais. Le terme de Ponchi-e (dessin à la punch) est alors utilisé pour désigner ce nouveau type d’illustration. Parmi ces jeunes hommes, Rakuten Kitazawa devient collaborateur de l’australien Frank Nankivell au Box of Curious en 1895.

Pour autant, ce n’est pas un illustrateur qui est à l’origine de l’utilisation du terme « manga » mais un intellectuel et homme politique majeur de la fin du 19e siècle. Yukichi Fukuzawa créé le journal Jiji Shinpo en 1882. Outre son influence sur la vie politique de l’époque, Fukazawa milite pour la défense des valeurs japonaises face à une influence grandissante de l’occident. C’est pourquoi, il prône l’utilisation du terme manga pour remplacer Ponchi-e. En 1899, il créé un supplément dominical illustré au Jiji Shinpo qu’il baptise symboliquement Jiji Manga, empruntant ainsi le terme à Hokusai.

Pour travailler dans son supplément, Fukazawa engage Rakuten Kitazawa en 1899. Bercé par l’illustration occidentale et par le comic book naissant, il est le premier à utiliser le terme de manga pour qualifier son travail. Il devient ainsi le premier mangaka de l’histoire et reste une grande figure de l’illustration tout au long de sa carrière. De renommé internationale, il reçoit même la légion d’honneur à Paris en 1929.

De l’installation du manga à la prise en main nationaliste

En 1912, l’ère Taisho succède à l’ère Meiji. Le japon continue son évolution économique et sociale tout en poursuivant une politique expansionniste. Les conflits se multiplient avec la Chine et la Corée.

Le manga, instrument de contestation sociale dans une société en mutation, s’institutionnalise. On assiste ainsi à une professionnalisation du métier avec des « syndicats d’auteurs » bien souvent lié à un courant politique. Mais si le manga garde ce rôle d’outil de propagande, il devient également pour le grand public un média de divertissement. Ainsi, dans les années 1910-1920, les grands éditeurs (Sueisha, Kondasha…) naissent et créent les premiers magazines de publication mensuel. Dans ce cadre, les formes du manga, plus traditionnellement hérités des comics strips américains comme les Yonkoma se transforment.

En 1921, Ippeï Okamoto créé le premier Story Manga (Renkaï manga). Le mangaka développe son histoire sur plusieurs chapitres et enrichit donc considérablement l’intérêt de son récit. Le Manga devient ainsi un art beaucoup plus axé sur la narration. Dans le même temps, les premiers héros et leurs produits dérivés apparaissent dans les magazines. La grande star des années 20-30 est le gentil – mais paresseux – chien Norakuro.

1925 marque le début de l’ère Showa. Les velléités de domination de l’Asie transforment peu à peu le paysage politique. En 1926, la loi de préservation de la paix publique instaure un régime autoritaire. Tout doit être pensé pour faire de l’homme japonais un bon soldat : censure, regroupement d’auteurs dans des organisations professionnelles nationalistes, orientation des personnages vers des sujets plus utiles… Ainsi, Norakuro devient un courageux soldat se battant contre les méchants chinois… et avec l’entrée en guerre du Japon dans la seconde guerre mondiale, des américains.

Cependant, le Japon n’est pas de taille à lutter contre l’ogre américain et le manga souffre tout autant que la population. Peu à peu les ressources viennent à manquer. Plus de papier, plus de manga. Et dès les années 40, les héros et leurs auteurs disparaissent. En août 1945, le Japon connaît la plus grande catastrophe de son histoire. Le traumatisme des bombes nucléaires d’Hiroshima et Nagasaki, l’humiliante défaite et l’occupation américaine bouleversent les certitudes nippones et transforment complètement la société… et bien évidemment le manga.

Le manga, fils de la guerre

En 1945, le Japon est face à ses réalités : la guerre est perdue, le modèle politique a échoué et le pays est en ruine. La reconstruction sera longue. Tandis que l’Empereur se retire de la gouvernance, les vainqueurs imposent une nouvelle constitution et occupent le pays. Des habitudes ancestrales – comme la pratique des arts martiaux par exemple – sont interdits.

Paradoxalement, ce choc ouvre la voie à une nouvelle génération de mangaka. Cette dernière capte les changements de la société nippone. Des décombres naissent 4 grandes thématiques qui marqueront les générations suivantes.

  • Alors qu’ils ont été victime de la bombe atomique, une fascination paradoxale pour la science (et par extension l’espace). Cette thématique constitue la base de tous les grands récits spatiaux, de robots guerriers (Mecha)…
  • En représailles aux errements des politiques, les mangakas développement le thème de la perte des repères et un ressentiment des enfants à l’égard des adultes (et donc plus symboliquement des élites). On trouve ici le départ des récits post-apocalyptiques.
  • Avec l’occupation américaine, on constate une recherche d’ouverture vers l’autre et un véritable message humaniste et pacifiste.
  • la thématique du dépassement de soi qui forme la base des mangas de sports ou d’arts martiaux. Bien compréhensible dans un pays en ruine.

Sous ses aspects de divertissement, le manga participe à sa mesure à l’effort de reconstruction. A l’échelle mondiale, on parlera rapidement de miracle japonais. Ce miracle ne tardera pas à dépasser les frontières. Mais pour le manga, le chemin reste encore long…

2e partie : Naissance et épanouissement du manga moderne

Des supports de diffusion et une liberté pour tous

La seconde partie de l’ère Showa (1945-1989) constitue les glorieuses années du miracle japonais. Le Salary Man en est la figure la plus représentative. Homme dévoué à son travail, il donne tout pour son entreprise qui, en retour, lui procure une situation et une sécurité. Ce japonais modèle donne donc tout pour la réussite de son entreprise. Excellence, rigueur et dévouement : les trois mamelles du développement économique extraordinaire du modèle japonais.

L’industrie culturelle n’échappe pas à cette logique. Si dès 1947, les grandes maisons d’éditions peuvent ressortir en kiosque les magazines mensuels de publication, le premier studio d’animation est créé en 1948. Le lien entre ces deux branches, reposant sur les mêmes processus de transmission des savoir-faire, ne tardera pas à se former.

Cependant, malgré la demande croissante, les magazines de publication demeurent encore un produit de luxe pour une population qui peine à se nourrir. En revanche, dans les librairies de prêt (Kashihonya), on peut facilement louer des livres (Kashihon/Akahon) de mauvaises qualités à la journée pour quelques sous. Bien souvent de pâles copies de comics, les mangas édités dans ces boutiques rencontres pourtant un vif succès. C’est l’occasion pour de jeunes mangakas de se faire connaître.

D’autant plus que ces mangakas bénéficient d’une liberté de ton impensable pour des auteurs européens ou américains freinés par des lois de censures. Rappelons que la loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse en France a longtemps freiné l’éclosion d’une BD pour adultes. Échaudes par l’avant-guerre et sa loi de préservation de la paix publique, le Japon n’applique pas de véritable censure. Ainsi, les mangakas sont libres d’aborder des sujets particulièrement sensibles (critique de l’école, critique des institutions) voire immoraux.

Les fondateurs du manga moderne

On a beaucoup écrit et parlé sur celui qu’on surnomme « le dieu du manga ». Figure tutélaire « à la Hergé », il serait celui qui a tout inventé. Certes, il l’un des auteurs les plus prolifiques et visionnaire de sa génération et son apport est indiscutable, il est LE symbole du manga à travers le monde mais le manga a bénéficié de l’apport de multiples créateurs.

La figure tutélaire d’Osamu Tezuka, dieu du manga

En 1947, Osamu Tezuka et Shishima Sakaï publient un petit livre qui a marqué l’histoire de son empreinte. Shin Takarajima (La Nouvelle île au Trésor) est reconnu comme le premier manga de l’ère moderne. Si le thème – encore emprunté à la culture occidentale – n’est pas révolutionnaire, son approche graphique est un vrai chamboulement. D’ailleurs le public ne s’y trompe pas. Ce Kashihon s’arrache à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires et Osamu Tezuka s’ouvre les portes de la gloire.

Etudiant en médecine, Osamu Tezuka est issu de la bourgeoisie d’Okinawa. Passionné de cinéma, il est amateur à la fois des travaux des studios Disney et des mangas d’Ippeï Okamoto et Rakuten Kitazawa. Double culture qui se retrouve dans son travail : avec son trait en rondeur, ses personnages aux grands yeux et l’expressivité des visages, on retrouve l’influence des studios américains (Michey Mouse et Astroboy ont étonnement un air de famille). Mais, l’apport majeur de Tezuka est son découpage. En effet, s’inspirant du cinéma, il impose un nouveau style. Quand Kitazawa donnait un rythme linéaire à ses histoires, Tezuka n’hésite plus à jouer sur la temporalité. Tournant autour d’une scène, présentant tous ces aspects, il donne un nouveau rythme aux histoires et rompt avec ses aînées.

Tezuka comprend vite la puissance de ce nouveau média qu’est la télévision. En 1952, il dessine le personnage d’Astroboy (Astro le petit Robot). En 1962, il créé sa propre maison de production « Mushi Prod » et développe la première série anime (animation japonaise) de l’histoire. Succès immédiat et international. Cependant en 1971, Mushi Prod fait faillite.

L’influence de Tezuka est énorme sur les auteurs de magazines de sa génération. Il s’installe à la villa Tokiwa en 1952 en compagnie de plusieurs autres jeunes auteurs. Parmi eux Leiji Matsumoto ou Shotaro Ishinomori. Le fonctionnement est digne d’un dojo d’art martiaux, avec un maître et des élèves. On verra tout au long de l’histoire du manga, l’influence, notamment graphique, de Tezuka. Au point qu’elle constitue, malgré des évolutions de dessins, une quasi convention.

Mais cette convention ne convient pas à tous les auteurs.

Yoshihiro Tatsumi et le mouvement alternatif

Yoshihiro Tatsumi n’est pas le plus célèbre des auteurs de manga. Loin de la lumière d’Osamu Tezuka, il représente une part d’ombre non négligeable dans l’histoire de la bande dessinée japonaise. Non négligeable car essentielle.

Issu des classes populaires d’Okinawa, Tatsumi commence le manga à 14 ans. Il ne bénéficie pas des conditions de vie idéales d’un Tezuka. Il travaille pour vivre et nourrir sa famille. Mais les éditeurs des Kashihon payent peu. Très rapidement, il connaît un petit succès mais son travail ne trouve pas vraiment sa place au côté des mangas de divertissement des magazines de publication. Si son dessin n’est pas vraiment en rupture, ses histoires trouvent leurs inspirations dans les coins sombres de la société japonaise : drames, perversions, crimes, dépressions… Pour qualifier son travail, il utilise le terme Gekiga (image dramatique) en 1957. Tatsumi n’est pas le seul auteur à développer ce genre d’histoires et en 1959, il créé avec 7 autres jeunes dessinateurs l’Atelier du Gekiga (Gekiga Kobo).

Le Gekiga constitue la base du mouvement alternatif des années 1960-1970 et les Gekigaka (auteurs de Gekiga) se retrouvent rapidement dans le magazine Garô, qui constituera jusque dans les années 2000, le principal magazine d’avant-garde. Beaucoup de très grands auteurs (Tsuge, Mizuki, Shiratô…) sont passés par ce magazine. Les années 60, moment charnière de l’histoire sociale mondiale où l’on voit apparaître des mouvements de contestation populaire, constitue la période la plus forte du mouvement. Dans ce contexte arrive Ashito No Joe, l’histoire d’un jeune boxeur issu des classes populaires. Cette série est révélatrice du lien croissant entre le mainstream (le courant grand public) et le courant alternatif. Succès populaire croissant, il témoigne également de l’implantation du manga dans la culture japonaise.

Si le succès commercial du gekiga n’est pas flamboyant, peu d’auteurs s’en réclament encore aujourd’hui, son importance est crucial dans l’évolution du manga. En effet, sans son approche, le manga « grand public » n’aurait peut-être pas intégré des éléments de société dans ses récits et le manga aurait sans aucun doute perdu de son intérêt. D’ailleurs, Osamu Tezuka lui-même a commencé à travailler sur des mangas plus adultes dans les années 70. Influence certaine d’un mouvement alternatif très fort.

2e partie (2) Naissance et épanouissement du manga moderne

L’avènement d’un modèle économique

A l’image du « miracle japonais », la croissance exponentielle du manga dans la 2e moitié de l’ère Showa (1945-1989) est basée sur un modèle économique fort. Le manga repose sur le magazine de publication. En effet, dans les années 50, le niveau économique des japonais s’améliorant, les librairies de prêt disparaissent pour laisser la place aux publications mensuelles et hebdomadaires. Ces périodiques ont chacun un public cible. Avec le baby-boom d’après-guerre, les éditeurs cherchent à toucher principalement les enfants et plus particulièrement les garçons (qui reçoivent plus d’argent de poche que les filles). Avec le temps, le public vieillissant, un panel plus large s’offre aux lecteurs.

Voici le parcours typique d’une histoire dans le magazine Weekly Shonen Jump. On constate que la réussite ou non d’un récit est lié à deux choses : l’intérêt de l’éditeur pour l’histoire et l’adhésion du public. Ces deux éléments ont donc une importance croissante sur le processus créatif.

Pour une publication hebdomadaire, un rythme soutenu de plus de 20 planches par semaine est demandé. Evidemment, l’éditeur prendra en compte la possibilité ou non pour un mangaka de soutenir ce rythme. Mais dans le cas d’une publication hebdomadaire, le mangaka forme un atelier. Ce dernier se concentre sur l’histoire, le découpage, le design des personnages et laisse à des assistants les petites tâches (décors, trames, dessins secondaires).

Ce système reproduit un atelier de maître/élèves et permet au mangaka souvent plus âgé de transmettre ses connaissances et savoir-faire.
D’un autre point de vue, on constate avec intérêt, si on tient compte en plus de la liberté dont bénéficient les mangakas par rapport à la censure, que le récit prend une place centrale. Bien plus importante qu’un dessin dont les détails sont laissés aux assistants. Chaque semaine ou chaque mois, le lecteur doit avoir envie de revenir lire son histoire. Ainsi, on voit une différence – et donc une grille de lecture différente – fondamentale entre le manga et la bande dessinée européenne. Si la BD est principalement un art graphique en Europe, le manga est avant tout une façon de raconter une histoire. D’où des incompréhensions fortes chez un lecteur européen qui ne voient dans le manga qu’un dessin formaté.

Cependant, ce modèle reste un modèle grand public et ne prend pas en compte des pratiques parallèles comme le dojinshi (fanzine amateur), les auteurs professionnels alternatifs ou même des mangakas préférant le travail solitaire. De plus, le modèle des ateliers n’est pas spécifique au Japon. En Europe, des auteurs comme Franquin, Uderzo ou Hergé ont eu ou ont été à l’époque des assistants. Edgar P. Jacobs, créateur de Blake et Mortimer travailla sur les décors de certains albums de Tintin.

Jusque dans les années 1990, on constate la réussite énorme de ce modèle. En 1997, on compte plus de 200 magazines dont certains dépassent largement les millions d’exemplaires. (6,5 millions pour le Jump en 1994). En France, on atteint péniblement les 20. De plus, ces magazines couvrent l’ensemble de la population japonaise dans un maillage éditorial très élaboré.

Les découpages éditoriaux

Shonen, Shojo, Seinen, Josei, Yuri… Bien souvent on utilise abusivement ces termes pour parler de « genres » de manga. Or, il est bien moins question de genres que de découpages par âges, sexes voire catégories professionnelles, décidés par des éditeurs.
En bibliothèque, cette classification permet de connaître le public destinataire. Cependant, il est important de se rappeler quelques détails.

  • Tout d’abord, par la nature même du manga (un art du récit) le dessin n’est pas un signe clair de distinction des genres. Il est important de ne pas se fier uniquement aux apparences.
  • Ensuite, il faut prendre en compte les décalages culturels (notamment sur le rapport au corps) entre Japon et Europe. D’autant plus que les éditeurs ont souvent tendance à simplifier leur classement. Si l’histoire originale est parue dans un magazine pour ado, il sera considéré comme un manga pour ado. Ce qui n’est pas toujours le cas. Ainsi City Hunter (Nicky Larson en français) est considéré comme un Shonen (pour ados garçons).
  • Enfin, les termes shojo, shonen etc… regroupe des tranches d’âges parfois larges. Certains shojo pourront correspondre à un public 14-20 ans alors que d’autres seront destinés à une tranche 8-12 ans.

Pour autant, le manga possède de vrai « genre » comme le Mecha (Robot), le sport ou le Jidaïmono (manga historique de sabre), le thriller, l’enquête, le cyberpunk, l’horreur… Si certains sont spécifiques à un public, ces genres peuvent être transversaux.

3e partie : de l’âge d’or à la crise

1970-1989 : apogée du manga moderne

L’éclosion de la deuxième génération de mangaka coïncident avec l’explosion du manga dans le monde. Cette génération de baby-boomers a souvent bénéficié des avancées des auteurs d’après-guerre et a appris son métier dans les ateliers de ces derniers. Venant de l’animation ou du manga papier, ils connaissent les codes, les genres et sont encore marqués par l’échec des luttes sociales des années 60.

Nous prenons le parti de résumer cette génération à 3 noms : Akira Toriyama, Katsuhiro Otomo et Riyoko Ikeda.

Riyoko Ikeda est la plus célèbre représentante des Fleurs de l’An 24 (née en 24 de l’ère Showa soit 1947… comme le manga moderne). Un groupe de femme qui a donné ses lettres de noblesses au Shojo. Même si on attribue à Tezuka, la création du Shojo avec Princesse Saphir, il faut constater que dans la Rose de Versailles (l’histoire de Marie-Antoinette) elle pose tous les codes graphiques et narratifs du manga pour filles. Véritable succès, ce manga fleuve est considéré aujourd’hui comme un classique incontournable.

De son côté, Akira Toriyama représente la réussite. Créative et commerciale. De 1984 à 1995, Dragon Ball puis Dragon Ball Z incarne le manga à travers le monde. 350 millions d’exemplaires vendus, une série d’animation, des jeux vidéos, des films et des milliers de produits dérivés pour cette série d’arts martiaux qui inspire encore les plus grands succès du manga (One piece, Naruto ou Fairy Tail…).

Mais l’œuvre majeure du manga contemporain est signée Katsuhiro Otomo. Pour simplifier, et si vous avez réussi à lire l’ensemble de ce texte de formation depuis de le début : comprendre le manga d’avant 1990 passe par une lecture attentive d’Akira.

En effet, à travers l’histoire de cette bande de jeunes motards confrontés à un phénomène inexpliqué dans une société en autodestruction, Katushiro Otomo intègre plusieurs dizaines d’années d’évolution du manga contemporain : on retrouve les quatre grandes thématiques présentent depuis l’après-guerre. Outre une rupture avec l’héritage graphique de Tezuka, Otomo injecte, comme a pu le faire le gekiga dans les années 50, une vision particulièrement réaliste de sa société. Loin du miracle Japonais, il décrit une société en perte de repère, au bord de la rupture. En 1990, Akira se termine. Le long métrage tiré de la série est un succès international. En 1990, l’éclatement de la bulle économique asiatique fait des ravages dans la société japonaise. De là à y voir une œuvre visionnaire…

3e partie (2) de l’âge d’or à la crise

Akira et Dragon Ball conquièrent (difficilement) la Gaule

Les années 80 sont assurément un âge d’or pour l’industrie culturelle japonaise. C’est l’aboutissement d’une politique de conquête et de transmission du savoir-faire. A la même époque, Hayao Miyazaki et Isao Takahata créent les studios Ghibli. L’animation mondiale va bientôt connaître sa vague japonaise. En France, si le manga papier ne connaît pas tout de suite le succès – avec des échecs successifs nombreux – c’est bien par la télévision que les japonais vont conquérir la Gaule.

Génération Récré A2 ou Club Dorothée… C’est souvent comme cela qu’on appelle cette génération d’enfants ou d’adolescent qui a vu apparaître les premiers animes à la télévision sur les chaines publiques ou privés. D’Antenne 2 à La 5 en passant par TF1, ces animes étaient diffusés en boucle : Le Roi Léo (qui inspirera fortement Le Roi Lion de Disney), Goldorak, Candy, Albator, Jeanne et Serge, Les Chevaliers du Zodiaque sont presque tous sont l’adaptation de manga papier.
Cependant, cette arrivée massive de dessin animé japonais produit parfois à moindre coût n’était pas sans provoquer des irritations dans la société française. Parfois à juste titre. Le décalage culturel n’était pas toujours pris en compte : passer Ken le survivant, seinen hyperviolent où les corps et les têtes éclatent sous des coups d’arts martiaux le mercredi à 16h manquaient de pertinence et vaut encore au manga un certain nombre de clichés.

Cependant, les habitudes étaient prises et quand Jacques Glénat revient du Japon en 1990 avec Akira, le succès critique est au rendez-vous. D’un point de vue économique, l’édition en fascicule couleur traduite de la version américaine, n’est pas vraiment une réussite. Mais les professionnels et le public est prêt. En 1993, Dragon Ball, cette fois traduit directement du japonais, se vend à 1,5 millions d’exemplaires. Entre la série télévisée et le manga, c’est une réussite. La suite est une explosion de chiffres. En 11 ans (1994-2005), on passe de 2 séries éditées à plus de 40% de l’édition de bande dessinée en France (soit environ 2000 mangas). La France devient le 2e importateur mondial en chiffres, premier en rapport population/ventes.

On constate une vraie rupture de génération. Le lecteur type du manga étant le jeune de 11 à 20 ans. Les premières générations de lecteurs ont aujourd’hui plus de 30 ans. Quant à l’impact, il suffit de voir les chiffres de la Japan Expo, grande messe du loisir japonais, pour se convaincre. Le manga au sens large est incontournable : série télé, long métrage, cosplay (déguisement en héros de manga), musique, jeux vidéo…

Artistiquement, malgré les résistances d’une certaine catégorie de défenseurs de la bande dessinée franco-belge, ce qui était encore du manga-camembert il y a 10 ans devient le manfra (manga + français) aujourd’hui. Les jeunes générations d’auteurs européens intègrent les codes graphiques et narratifs du manga. De nombreuses BD à succès s’en nourrissent.
Sans même parler du travail de fond d’un auteur/éditeur comme Frédéric Boilet qui, depuis 20 ans, travaillent à la connaissance et à l’échange culturel autour du manga en France.

Comment expliquer ce succès auprès des jeunes?

Si la réponse à cette question est difficile, voici plusieurs tentatives d’explication:

  • Le coût : moins de 8 euros pour un manga de 200 pages (+10€ pour une BD de 50 p.)
  • Le rythme de parution : 1 manga tous les 3 ou 6 mois contre 1 BD par an
  • Le transport : plus facile à emporter avec soi grâce à sa taille poche
  • Des histoires plus dynamiques : on le répète, le manga est un art du récit. Les mangakas savent accrocher leurs lecteurs sur plusieurs dizaines voire centaines de chapitres. De plus, les sujets sont variés et peuvent aller beaucoup plus loin qu’en BD européennes.
  •  Le dessin : facile, dynamique, plus facilement copiable que celui de la BD
  • Le contrepied de la génération précédente : ne pas sous-estimer le fait qu’on ne veut pas lire la même chose que ses parents

3e partie (3) de l’âge d’or à la crise

Le manga en crise ?

Depuis le début des années 2000 au Japon et 2010 en France, on constate cependant un net ralentissement des ventes. Pourquoi ? Il y a quelques explications mais peu de véritables réponses.

Les grandes séries ? Les ventes en France reposent sur 3 titres phares depuis plusieurs années : One Piece, Fairy Tail & Naruto. Des séries longues mais qui sont toutes les trois des variantes de Dragon Ball.

Un problème de renouvellement de créativité ? Beaucoup de manga reprennent des références anciennes et ne proposent pas de renouvellement à l’image de ce qui s’est fait dans les années 80. Et n’oublions pas les « modes » qui produisent des séries clones (exemple avec la mode vampire dans le Shojo)

Un secteur alternatif moins influent ? Depuis la disparition en 2002 de Garô, le magazine d’avant-garde Ikki peinent à décoller (30000 exemplaires seulement). Secteur dynamique et créatif par excellence, il connaît donc des problèmes de visibilité.

La concurrence ? A l’image de la lecture dans son ensemble, le manga subit la concurrence des auteurs loisirs culturels (jeux vidéo, internet…)

Dans le secteur de la bande dessiné, la France rattrape peu à peu son retard sur l’édition japonaise… tout en négligeant encore une partie des publications plus confidentielles de la production. Et les super-héros américains, qui ont été les grands perdants de ces années nipponnes, reviennent en force par l’intermédiaire du cinéma.

Alors fin d’une époque ou période de transition ?

Les années vont nous le dire, cependant je partage l’avis de Xavier Guibert sur le rôle des éditeurs dans l’évolution du manga en France. La richesse éditoriale et l’arrivée en Europe d’œuvres de références encore non traduites pourraient changer la donne. Cette réflexion peut également s’appliquer à l’offre en bibliothèque.

Une conclusion ?

Cette partie n’était pas dans la formation, il s’agit plus d’une réflexion personnelle autour du sujet.

Se poser la question de l’intérêt d’avoir du manga en bibliothèque est, pour simplifier, aussi absurde que de se poser la question de la présence du rap. On l’a vu, le manga est au centre de véritables pratiques culturelles parallèles. Reste aujourd’hui la question de : « qu’est-ce qu’une bibliothèque doit apporter dans l’offre ? » Je n’ai pas la réponse sinon que mon orientation personnelle – qui n’est pas celle d’un bibliothécaire de petite voire minuscule structure – est de se poser la question de la construction d’un fonds de base, proposant les grands auteurs, les formes intéressantes et surprenantes. Pas seulement les produits formatés dont sont victimes nos amis libraires. Mais pour cela, il faut connaitre son sujet. Et quand j’entends des bibliothécaires responsables BD faire des acquisitions sans avoir de connaissance sur ce fonds… Je m’étonne.

Ensuite, d’un point de vue personnel, cette formation a réussi à mettre des mots sur des sensations de lectures que j’avais pu ressentir : les grandes thématiques, la prépondérance du scénario et surtout, une histoire qui ne se résume pas à une simple industrie culturelle. De quoi me remettre (et vous remettre peut-être aussi) les idées en place sur le sujet. Quand je lis un article chez un blogueur que je ne citerais pas évoquant l’idée qu’il n’y a pas vraiment de grands auteurs en mangas, je défaille un peu et m’agace beaucoup.

Lutter contre les préjugés, ça marche aussi pour les bédéphiles amateurs. J’espère que ce texte, un peu trop long je m’en excuse, aura pu vous permettre de jeter des premières bases de réflexion. Après, libre à vous de contester mon approche et mon propos, je suis ouvert au dialogue.

Pour finir, dans ce travail j’ai principalement utilsé trois sources : Histoire du manga de Karyn Poupée, Manga : histoire et univers de la bande dessinée japonaise de Jean-Marie Bouissou et les excellents articles de Xavier Guibert sur Le manga en France (du9) et  Le Manga et son histoire vus de France : entre idées reçues et approximations.

Ce ne furent pas les seules mais ces trois-là sont essentielles.

A voir : le support diapo en intégrale (possibilité de téléchargement)

Bibliothèques

Bibliothèque | Formation : petit lexique à l’usage de vos soirées Otaku

En complément du dossier Découverte du manga, voici un petit lexique de termes « mangas » classés par ordre alphabétique. Rien d’exhaustif, juste ce qu’il faut pour pouvoir faire le malin avec vos amis geekos.

Anime [animé] : terme général regroupant l’animation japonaise. Il regroupe aussi bien les séries télévisées que le cinéma d’animation court et long métrage.

Art book : livre de collection consacré à un manga, une anime, un auteur, un jeu vidéo…

Boys love : voir le genre Shonen-äi/Shojo-Aï

Comiket : le plus grand salon de manga amateur au japon. On y trouve les Dojinshi.

Cosplayer (costume player) : personne qui s’habille à la manière d’un héros de manga, d’anime ou de jeux vidéo afin de participer à des rassemblements (conventions) de fans.

Chanbara (ou Chambara) : sous-genre du Jidaïmono. Récit de samouraï, combat de sabre.

Dojinshi : fanzines ou recueils de manga auto-édités par des amateurs. Ces fanzines sont souvent constitués de parodie des grandes séries. Certains professionnels reconnus publient également leurs propres Dojinshi.

Drama : feuilletons reprenant les histoires des mangas avec de vrais acteurs. Les CD-drama reprennent les dialogues sur CD audio.

Fanzine : magazine publié par des amateurs ou de jeunes professionnels.

Fan service : terme désignant un abus de formules commerciales non justifiées (souvent de jeunes filles en petites tenues) afin d’attirer le public.

Fansub : activité de sous-titrage amateur d’anime.

Jidaïgeki : Récits dramatiques historiques. Popularié en Europe par les films d’Akira Kurosawa. Le jidaïmono est la version manga.

Gankuen : shonen manga se déroulant dans le milieu scolaire

Gekiga (image dramatique) : Terme inventé en 1957 par Yoshihiro Tatsumi pour désigner des mangas à l’approche réaliste, sombre, voire révolutionnaire. Courant fort dans les années 60 et 70. Constitue les bases du mouvement alternatif et se place en opposition aux mangas « pour enfants » de Tezuka. Un auteur de gekiga est appelé Gekigaka.

Girls Love : voir le genre Shonen-äi/Shojo-Aï

Goodies : produits dérivés d’une série.

Grapholexique : ensemble de code graphique du manga exprimant des humeurs, bruits, action…
Exemples : goutte sur le visage = gêne,  saignement de nez =  vision érotique, passage en négatif = émotion forte et brutale…

Hijime : phénomène de persécution d’un élève par ses camarades de classes. Thèmes régulièrement abordé dans les Gankuen.

Josei (Ladies Comics / Redikomi) : manga destinée aux jeunes femmes adultes. Equivalent du Seinen.

Kashihon : livres et magazines publiés pour les Kashihonya.

Kashihonya (librairies de prêt) : boutique de location de livres. Très répandues dans les années 50/60.

Kawaï : Mignon, adorable. Utilisé pour désigner certains types de personnages dans un manga.

Hamtaro, le plus kawaï des hamsters

Komikku : autre appellation du manga. Transcription japonaise du « Comics » anglais.

Manga (image dérisoire) : bande dessinée japonaise. Par extension, regroupe l’anime. Les termes Manhua et Manhwa désigne les BD chinoises et coréennes.

Mangaka : auteur de manga.

Mecha : abréviation de mechanics qui désigne les séries mettant en scène des robots (Goldorak…)

Nekketsu (sang brûlant) : shonen manga qui prône l’amitié et les valeurs viriles (courage, détermination, force…). Sport, Arts Martiaux, Mecha…

OAV (Original Animation Video) : Anime réalisé directement pour la vidéo.

ONA (Original Network Anime) : Anime réalisé directement pour être diffusé sur Internet

OST (Original Soundtrack) : Musique conçue pour une anime.

Otaku : désigne une personne passionnés par les mangas, l’animation, les jeux vidéo et produits dérivés. Poussé à l’extrême, l’Otaku devient un Hikikomori, une personne complètement coupée de la société qui ne sort plus de chez elle.

Pantsu (petites culottes) : Shonen manga d’humour mettant souvent en scène un jeune homme timide au milieu d’un groupe de jolies filles.

Ponchi-e : caricature et illustration de presse. Fait référence au Japan Punch, journal satirique japonais de la fin du XIXe siècle.

Story-manga (Rensaï-manga) : désigne une publication de manga en feuilleton (chapitre). Développe une histoire longue. Forme instaurée par Ippei Okamoto dans les années 1920.

Senpaï : aîné, marque de respect pour une personne plus âgé. Utilisé par les collégiens ou lycéens pour désigner les personnes des classes supérieurs.

Sensei : maître, professeur. Marque de respect pour une personne considérée comme supérieure dans une aptitude donnée. Peut désigner un mangaka.

SD (Super Deformed) : caricature minuscule des personnages. Utilisé dans les mangas d’humour.

Yomikiri : histoire publiée en une seule fois dans un magazine.

Yonkoma : histoire en bande de 4 vignettes. Équivalent du Comics Strip américains.

Chroniques BD

Chronique | Une histoire d’hommes (Zep)

Il y a 16 ans, Yvan, JB, Franck et Sandro formaient les Tricky Fingers, un groupe de rock qui commençait à avoir du succès. Mais un soir, dans les studios de la BBC à Londres, le destin changea leur histoire. Sandro devint une megastar… pas les autres. Des années plus tard, les 4 hommes se retrouvent dans le manoir de ce dernier. De quoi parler du passé, de musique, de cicatrices et de secrets inavoués.

Je suis bien embêté pour rédiger cette chronique. A ma première lecture, j’avais mon opinion bien arrêtée. Je savais où j’allais. Mais voilà, sans lire sa chronique, les deux pouces en l’air de Mo‘ m’ont titillé le cervelet. Si nos mauvaises fois légendaires se sont souvent affrontés, je me suis tout de même poser des questions. Alors, j’ai relu ce livre avant de rédiger cette chronique et mon avis s’est un peu modifié.

Contrairement à beaucoup qui ne voient dans Zep que le papa de Titeuf, j’apprécie son travail et ne me limite pas qu’à son seul héros médiatique. D’ailleurs, je l’aime bien moi, ce petit monstre à mèche jaune ! A ma relecture, je dois bien l’avouer : Une histoire d’hommes est un bon livre. Le déroulement du récit est agréable et fluide. Les dialogues sont dynamiques, animés, drôles quand nécessaire, émouvants au besoin. Les rapports, passés et présents, entre les personnages sont bien tissés et clairement établis. Leurs places respectives sont plutôt claires, parfois même un peu trop. Zep maîtrise son récit du début à la fin et nous offre une histoire d’amitié teintée de nostalgie. Côté graphisme, c’est une vraie-fausse surprise. Effectivement, le dessin ne répond pas aux canons habituels de l’auteur. Nous sommes plus proches d’un JC Denis à l’héritage ligne claire assumé qu’un graphisme à la Tchô, patte personnelle de Zep qu’il utilisait même dans ses œuvres pour adultes plus récentes. C’est un peu surprenant de sa part mais avec ce travail, il prouve toute l’étendue de sa palette. Bref, d’un point de vue de la qualité de l’œuvre, Une histoire d’hommes se situe dans la droite ligne du récit de vie noir et blanc que l’on connaît depuis maintenant pas mal d’années.

Et c’est justement ce qui me chiffonne le plus dans ce travail. Cet album n’est ni original, ni nouveau. La seule véritable originalité est un approche « roman graphique » d’un auteur habitué à faire du « gros nez ». Désolé, mais si j’ai une mémoire de poisson rouge sur beaucoup de choses, ce n’est absolument pas le cas pour mes lectures. Et il y a plus de 10 ans, je lisais avec bonheur Week-end avec préméditation de Wazem et Tirabosco (2002) ou encore Quelques jours avec un menteur d’Etienne Davodeau (1997). Ces auteurs nous proposaient alors des histoires d’hommes fragiles, en huis-clos noir et blanc, avec des secrets, des interprétations, des rebondissements et des personnages émouvants. Si ça vous rappelle quelque chose, faites-moi signe.

Certes, il est possible de juger cette œuvre à sa simple lecture. De ce côté-là, je vous l’ai dit, cette BD est réussie. Mais si on se place dans un point de vue plus large, on peut se poser la question de l’intérêt de cette œuvre. Après tout, Zep est considéré par ses pairs comme un auteur important. Il a été Président du festival d’Angoulême tout de même ! Et il prend également un virage. Mais pour un passage au « roman graphique », on pouvait s’attendre quelque chose de beaucoup plus… fort ? Différent ? Je n’ai pas le mot et certainement pas le talent de Zep pour trouver cette petite étincelle qu’il nous a si souvent habitué à produire (Titeuf, Le guide du Zizi sexuel, Happy Sex…)

Si je voulais être un peu dur, je pourrais comparer ce changement aux acteurs comiques se mettant aux monologues dramatiques en théâtre. Sans renier leur talent, on a parfois l’impression qu’ils recherchent une certaine légitimité, une forme d’adoubement de la classe pensante de leur art. Histoire qu’on arrête de les prendre pour des guignols. Pourtant, je ne trouve jamais Zep aussi bon que quand il ne se prend pas au sérieux, jamais aussi émouvant que quand il sait se moquer de lui-même ou de ce qu’il voit. Pour preuve, Découpé en tranches qui me semblent contenir tout ce qu’il fait de mieux et qui reste pour moi son meilleur album. D’ailleurs, dans les dialogues d’Une Histoire d’hommes, les traits d’humour font mouche et son personnage de Franck, batteur bourrin à l’auto-dérision affirmé est – malgré certaines traits caricaturaux (mais c’est le cas de tous les personnages dans ce récit) – l’un des plus réussi.

Suis-je un lecteur aigri comme m’avait si bien dit un gentil un gentil troll dans ma chronique de 3 secondes ? Peut-être. Mais j’attends d’une lecture qu’elle me retourne un peu, qu’elle me transporte. Là, j’ai vu un bel exercice de style, une histoire bien racontée mais pas plus. Du coup, cet album est donc à la fois une lecture plutôt agréable mais également une source de frustration. Malgré mes remarques, Une histoire d’hommes est un livre réussi et assez fin sur les relations d’amitié. Cependant, on pouvait s’attendre à une vraie claque de la part d’un auteur de la classe de Zep. Nous avons seulement le livre phare d’un nouvel éditeur. Bon…

Je remercie Decitre pour la découverte de cet album. N’hésitez pas à consulter la fiche auteur et la fiche album.

A lire : les chroniques de Mo’ et de Ginie sur B&O

Une histoire d’hommes (one-shot)
Scénario et dessins : Zep
Editeurs : Rue de Sèvres, 2013 (18€)

Public : Adultes
Pour les bibliothécaires : bon, c’est Zep quoi ! Peut-être un outil intéressant pour faire passer les amateurs de BD classique à une BD un peu plus exigeante.

Chroniques Cinéma

CaseDoc | Matt Konture, l’éthique du souterrain (Francis Vadillo)

Avant propos : CaseDoc, c’est quoi ?

Comme vous l’avez remarqué depuis quelques mois, IDDBD ne parle plus uniquement de bande dessinée mais aussi de cinéma, de cinéma documentaire pour être précis (avec une parenthèse animation cet été). Or, je constate que de nombreux films ont été réalisé sur ou autour de la bande dessinée. Afin de lier l’utile à l’agréable, je vous propose donc CaseDoc, des séries de chroniques autour de ces documentaires consacrés au 9e art. J’ai le bonheur de vous proposer Mattt Konture pour ce premier billet. Tout simplement l’un des membres fondateurs de la mythique Association.

Mattt Konture : l’Artiste

Qui de tête pourrait me donner les 7 membres fondateurs de l’Association sans aller faire un tour sur Wikipedia ? Essayons ensemble : David B,  Jean-Christophe Menu, Lewis Trondheim… Euh… ça devient plus dur ensuite… Normal, ces trois là sont les plus médiatiques. Je suis persuadé que beaucoup d’entre nous pourraient ajouté Joann Sfar en se mettant profondément le doigt dans l’œil. Pourtant, ils étaient bien 7… et pas des moindre : Patrice Killofer, Stanislas, Mokeit et Mattt Konture. Mais pourquoi parler de ce dernier ? Après tout, n’est-il pas plus intéressant de faire une chronique de la vie du protestataire Jean-Christophe Menu, par exemple ? Pourquoi faire le portrait d’un auteur qui a passé la majorité de son temps à parler de lui-même dans ses œuvres ? N’est-ce pas suffisant pour le comprendre ? Quel est l’intérêt de ce film en fait ?  Les premières minutes sont révélatrice et résume assez bien l’esprit général du propos développé par le réalisateur. L’artiste est seul au milieu de la Lozère de son enfance. Il est là avec son crayon, retranscrivant graphiquement ces quelques instants, se dessinant gentiment au milieu de ce grand espace. Son dessin est reconnaissable, joyeusement sombre. Il parle avec sérennité. On sent un peu de timidité et pourtant, il se livre avec une véritable volonté de partage. A cet instant, et ce sera le cas tout le long du film, ni la plume ni la voix de Mattt Konture ne mentent. Rare sont les artistes qui font corps avec leur art. Mattt Konture est de ceux-là. Dans son petit appart’, dans sa manière d’être, dans sa manière de se vêtir, de parler, il  ne se différencie pas de son œuvre. Il est ce qu’il fait… jusqu’au bout de ses incroyables cheveux (seul partie du corps où l’on peut se permettre d’être créatif dixit l’intéressé). Il suffit de voir cette scène incroyable où il peint avec ses propres cheveux dans un petit festival de musique alternative en pleine campagne pour être convaincu du propos. Moment de folie ou d’extase artistique ?

Portrait d’un auteur libre

A travers le témoignage de ses amis et surtout de cette très belle scène – sorte de fil rouge du film – où Patrice Killofer tente (et réussi) de dessiner son camarade, on perçoit véritablement toute l’importance de ce personnage dans le monde de la bande dessinée contemporaine. Certes, comme je le disais plus haut Mattt Konture n’est pas le plus médiatique, certes il ne vend pas 100 000 albums, certes il n’a pas l’honneur des sunlights. Mais il est le créateur d’une œuvre toute particulière qui l’a conduit très tôt à se mettre lui-même en scène et par le fil du destin à évoquer sa maladie, la sclérose en plaque. D’une manière frontale, il l’évoque sans mensonge ni pathos avec toujours ce lien fort unissant travail et être profond. Par ce mouvement autobiographique, il a marqué directement ou indirectement le monde de la bande dessinée et particulièrement des auteurs de l’Association. Si l’on peut discuter de la naissance de l’autobiographie BD en France, une chose est certaine : elle doit beaucoup à Mattt Konture.  Mais, tout cela semble le dépasser un peu ou du moins n’en fait-il pas une montagne. On le voit, 20 ans après la création de l’Association alors que de nombreux petits camarades sont allées vers les cieux plus chauds de la BD mainstream, continuer de travailler dans le milieu underground. Fils spirituel et indirect d’un Robert Crumb, il fait ses fanzines, de la musique, se déplace dans les petits festivals, travaille avec des jeunes et les aide à porter leurs projets. On pense par exemple au collectif En Traits Libre dont Kristophe Bauer, dessinateur de Sentinelles de l’Imaginaire fait partie. Sous les yeux du spectateur, Mattt Konture apparaît comme un géant. Mais l’important n’est pas là. L’important est de continuer… toujours…

Comme une absence

Au-delà de l’artiste en lui-même, le film de Francis Vadillo montre en filigrane cette rupture qui s’est créée depuis quelques années dans le milieu de la BD. Alors qu’on s’évertue souvent à parler de la bande dessinée comme d’un média unitaire, on comprend rapidement toutes les dissensions au sein des différents mouvements qui l’animent. Après tout, la BD est maintenant considéré comme un art à part entière – enfin la plupart des gens le reconnaisse aujourd’hui – pourquoi serait-il différent des autres ? Qu’est-ce qu’il le rendrait différent ?  Ce qui frappe dans ce film c’est justement l’absence des grandes figures historiques et ancien partenaires de l’auteur Mattt Konture. Vous ne verrez jamais Trondheim ou David B., ni même des auteurs apparentés comme Sfar qui a pourtant connu des moments de gloire avec ses fameux carnets (tiens de l’autobiographie justement). En revanche, on verra Jean-Christophe Menu et sa parole toujours très marquée. Le film se déroule au moment des 20 ans de l’Association et justement ces absences font un peu mal et témoignent très indirectement des évolutions de la BD depuis 20 ans. Quelques mois plus tard, c’est la crise chez l’éditeur historique de la BD alternative… Finalement, Mattt Konture semble être un catalyseur d’une forme qui reste et restera très expérimentale et rejette toute facilité, une sorte de bohème du 9e art. Sur IDDBD, on a une tendresse particulière pour les Artistes. A travers son parcours, on ressent les évolutions de la bande dessinée underground (bien plus qu’alternative) depuis les années 80. Bref, ce film propose un point de vue intéressant pour les amateurs de 9e art. Les profanes seront peut-être un peu perdus dans les méandres de ce portrait singulier. Je regrette juste une forme cinématographique parfois un peu sage, j’aurais aimé quelques surprises à la hauteur du personnage principal. Mais après tout, c’est un format télévision. Faudrait pas trop faire peur au spectateur non plus ! Malgré cela, j’insiste sur la qualité du documentaire et sur le beau regard posé par Francis Vadillo sur cet artiste attachant. Petit post-scriptum à ma chronique : comme je vous l’expliquais, Kristophe Bauer travaille avec Mattt Konture dans En Traits Libres. Juste pour vous signaler la sortie d’un nouveau numéro Des Sentinelles de l’Imaginaire (nos premières chroniques ici). Je m’excuse car j’ai reçu le n°4 il y a déjà quelques mois et je n’ai pas pris le temps de faire un billet. En revanche je l’ai lu et ça s’améliore encore ! Bravo à eux et bonne continuation ! A voir : l’allèchant coffret Film + Comixture sur le site de l’Association Les premières minutes du film Mattt Konture – L’éthique du souterrain from Pages et Images on Vimeo.

Mattt Konture : l’éthique du souterrain un film de Francis Vadillo Production : Pages & Images / France Telévision 64mn, 2010

Chroniques Cinéma, Recommandé par IDDBD

Chronique d’été #7 | Porco Rosso (Hayao Miyazaki)

Dans l’Italie des années 30, les pilotes d’hydravion sont les maîtres de la Mer Adriatique. Parmi eux, le nom de Porco Rosso plane au-dessus de tous les autres. Chasseur de prime impitoyable refusant de tuer, ancien militaire devenu pacifiste, il habite seul sur son île et n’a qu’un seul plaisir : entendre chanter sa belle amie Gina dans son hôtel-restaurant au milieu des flots. Mais à force de narguer les pirates de l’air, ces derniers trouvent une solution pour se venger.

Je ne pouvais terminer cet été spécial animation sans parler du film d’Hayao Miyazaki. J’avais l’embarras du choix. De Nausicaa de la vallée du vent à Le Vent se lève sortie en 2013 (mais pas encore chez nous), le cofondateur des studios Ghibli a marqué profondément l’histoire de l’animation. Cependant, parmi ses multiples œuvres, j’attache une tendresse plus particulière à Porco, peut-être l’un de ses films les moins reconnus. A tort.

Car il représente un moment charnière de la carrière d’Hayao Miyazaki. A sa sortie en 1992, Porco Rosso succède à 3 films destinés à un jeune public : Le château dans le ciel, Mon voisin Totoro & Kiki la Petite sorcière. Ce nouveau long métrage se place immédiatement en rupture. Outre le fait qu’il soit marqué dans le temps et l’espace (ce qui n’est pas le cas des précédents… et des suivants), il bénéficie d’un scénario et d’un personnage beaucoup plus sombres. D’ailleurs, avec Princesse Mononoke, Chihiro ou Le Château Ambulant, Miyazaki a continué de creuser le sillon d’une approche beaucoup plus adulte. Il faut attendre Ponyo pour retrouver l’âme d’enfant de Kiki ou Totoro.

Attention, je n’ai pas écrit que l’innocence et la joie enfantine qui inondent l’œuvre de Miyazaki n’étaient pas présentes. On sourit beaucoup dans Porco Rosso. Entre les pirates et les fabuleux personnages féminins qui ponctuent le récit, on ne s’ennuie pas. Mais il faut reconnaitre que Marco, alias Porco Rosso, est nostalgique, taciturne, solitaire et plutôt renfermé. Il a de quoi. Transformé en cochon par un phénomène inexpliqué, il traine son spleen, ses espoirs et ses souvenirs aux quatre coins du ciel. Car, même laid et difforme, Marco reste l’artiste des pilotes d’hydravions. Ni avions, ni bateaux, juste entre les deux mondes… comme ce héros très complexe à la part d’ombre marquée. Sans aucun doute le premier de ce genre chez Miyazaki. Évidemment, le film se veut être comme souvent, une fable humaniste, qui va, on le devine sans peine, faire sortir le cochon de sa grotte (pas sûr que les cochons vivent dans des grottes mais peu importe, vous avez compris la métaphore). Comment ? Et puis quoi encore ?!

Alors ensuite évidemment, on retrouve la patte des amateurs du réalisateur : cette façon merveilleuse et tendre de présenter ces grands machines volantes (son papa était le directeur d’une société d’aviation…), ces paysages et ces plans magnifiques qui ponctuent les passages aériens et toujours cette propension à combattre toutes formes de manichéisme. Les gentils sont gentils mais profitent au besoin, les méchants sont méchants mais bon, pas trop quand même car finalement… Au bout du compte, la vie n’est pas si noir, le ciel est bleu et la mer est belle… Au moins autant que les femmes.

Voilà, je termine l’été d’IDDBD sur cette phrase qui ne conclue pas trop mal notre série consacrée au film d’animation. Je me suis bien amusé, j’espère que vous aussi. Allez, la rentrée approche, je m’en vais préparer ma nouvelle chronique BD… Mais, mais, mais… les images ne bougent pas !!!! A l’aaaaiiiiidddddeeee !

A lire : la chronique de Bidib sur le blog Ma Petite Médiathèque (très bon pour les amateurs de culture japonaise)

Et évidemment la bande annonce

 

Porco Rosso
un film de Hayao Miyazaki (Japon, 1992)
Public : Tout public

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