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Chronique | Une histoire d’hommes (Zep)

Il y a 16 ans, Yvan, JB, Franck et Sandro formaient les Tricky Fingers, un groupe de rock qui commençait à avoir du succès. Mais un soir, dans les studios de la BBC à Londres, le destin changea leur histoire. Sandro devint une megastar… pas les autres. Des années plus tard, les 4 hommes se retrouvent dans le manoir de ce dernier. De quoi parler du passé, de musique, de cicatrices et de secrets inavoués.

Je suis bien embêté pour rédiger cette chronique. A ma première lecture, j’avais mon opinion bien arrêtée. Je savais où j’allais. Mais voilà, sans lire sa chronique, les deux pouces en l’air de Mo‘ m’ont titillé le cervelet. Si nos mauvaises fois légendaires se sont souvent affrontés, je me suis tout de même poser des questions. Alors, j’ai relu ce livre avant de rédiger cette chronique et mon avis s’est un peu modifié.

Contrairement à beaucoup qui ne voient dans Zep que le papa de Titeuf, j’apprécie son travail et ne me limite pas qu’à son seul héros médiatique. D’ailleurs, je l’aime bien moi, ce petit monstre à mèche jaune ! A ma relecture, je dois bien l’avouer : Une histoire d’hommes est un bon livre. Le déroulement du récit est agréable et fluide. Les dialogues sont dynamiques, animés, drôles quand nécessaire, émouvants au besoin. Les rapports, passés et présents, entre les personnages sont bien tissés et clairement établis. Leurs places respectives sont plutôt claires, parfois même un peu trop. Zep maîtrise son récit du début à la fin et nous offre une histoire d’amitié teintée de nostalgie. Côté graphisme, c’est une vraie-fausse surprise. Effectivement, le dessin ne répond pas aux canons habituels de l’auteur. Nous sommes plus proches d’un JC Denis à l’héritage ligne claire assumé qu’un graphisme à la Tchô, patte personnelle de Zep qu’il utilisait même dans ses œuvres pour adultes plus récentes. C’est un peu surprenant de sa part mais avec ce travail, il prouve toute l’étendue de sa palette. Bref, d’un point de vue de la qualité de l’œuvre, Une histoire d’hommes se situe dans la droite ligne du récit de vie noir et blanc que l’on connaît depuis maintenant pas mal d’années.

Et c’est justement ce qui me chiffonne le plus dans ce travail. Cet album n’est ni original, ni nouveau. La seule véritable originalité est un approche « roman graphique » d’un auteur habitué à faire du « gros nez ». Désolé, mais si j’ai une mémoire de poisson rouge sur beaucoup de choses, ce n’est absolument pas le cas pour mes lectures. Et il y a plus de 10 ans, je lisais avec bonheur Week-end avec préméditation de Wazem et Tirabosco (2002) ou encore Quelques jours avec un menteur d’Etienne Davodeau (1997). Ces auteurs nous proposaient alors des histoires d’hommes fragiles, en huis-clos noir et blanc, avec des secrets, des interprétations, des rebondissements et des personnages émouvants. Si ça vous rappelle quelque chose, faites-moi signe.

Certes, il est possible de juger cette œuvre à sa simple lecture. De ce côté-là, je vous l’ai dit, cette BD est réussie. Mais si on se place dans un point de vue plus large, on peut se poser la question de l’intérêt de cette œuvre. Après tout, Zep est considéré par ses pairs comme un auteur important. Il a été Président du festival d’Angoulême tout de même ! Et il prend également un virage. Mais pour un passage au « roman graphique », on pouvait s’attendre quelque chose de beaucoup plus… fort ? Différent ? Je n’ai pas le mot et certainement pas le talent de Zep pour trouver cette petite étincelle qu’il nous a si souvent habitué à produire (Titeuf, Le guide du Zizi sexuel, Happy Sex…)

Si je voulais être un peu dur, je pourrais comparer ce changement aux acteurs comiques se mettant aux monologues dramatiques en théâtre. Sans renier leur talent, on a parfois l’impression qu’ils recherchent une certaine légitimité, une forme d’adoubement de la classe pensante de leur art. Histoire qu’on arrête de les prendre pour des guignols. Pourtant, je ne trouve jamais Zep aussi bon que quand il ne se prend pas au sérieux, jamais aussi émouvant que quand il sait se moquer de lui-même ou de ce qu’il voit. Pour preuve, Découpé en tranches qui me semblent contenir tout ce qu’il fait de mieux et qui reste pour moi son meilleur album. D’ailleurs, dans les dialogues d’Une Histoire d’hommes, les traits d’humour font mouche et son personnage de Franck, batteur bourrin à l’auto-dérision affirmé est – malgré certaines traits caricaturaux (mais c’est le cas de tous les personnages dans ce récit) – l’un des plus réussi.

Suis-je un lecteur aigri comme m’avait si bien dit un gentil un gentil troll dans ma chronique de 3 secondes ? Peut-être. Mais j’attends d’une lecture qu’elle me retourne un peu, qu’elle me transporte. Là, j’ai vu un bel exercice de style, une histoire bien racontée mais pas plus. Du coup, cet album est donc à la fois une lecture plutôt agréable mais également une source de frustration. Malgré mes remarques, Une histoire d’hommes est un livre réussi et assez fin sur les relations d’amitié. Cependant, on pouvait s’attendre à une vraie claque de la part d’un auteur de la classe de Zep. Nous avons seulement le livre phare d’un nouvel éditeur. Bon…

Je remercie Decitre pour la découverte de cet album. N’hésitez pas à consulter la fiche auteur et la fiche album.

A lire : les chroniques de Mo’ et de Ginie sur B&O

Une histoire d’hommes (one-shot)
Scénario et dessins : Zep
Editeurs : Rue de Sèvres, 2013 (18€)

Public : Adultes
Pour les bibliothécaires : bon, c’est Zep quoi ! Peut-être un outil intéressant pour faire passer les amateurs de BD classique à une BD un peu plus exigeante.

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Chronique | Sailor Twain ou La Sirène dans l’Hudson (Mark Siegel)

Dans un bar, une jeune femme rencontre un marin. Ils évoquent ensemble le passé et la mort d’une personne. Qui ? Pourquoi ? Quand ? Le marin possède la vérité et décide de tout dévoiler à la simple vue d’un bijou. Quelques années plus tôt, Elijah Twain était le capitaine du Lorelei, un bateau vapeur américain naviguant sur le fleuve Hudson. Un jour, il découvrit une sirène blessé sur le pont. Le début d’une histoire fabuleuse et cruelle…

Nouveau et ancien continents

Mark Siegel est un américain qui a grandi France. Et visiblement, à la lecture de Sailor Twain, on peut légitimement se poser la question de l’impact de cette double culture sur son parcours. Après tout, il est l’un des éditeurs américains de Joann Sfar, Lewis Trondheim ou Emmanuel Guibert. Des auteurs phares de la Nouvelle BD européenne qui ont tous en commun d’avoir su à un moment de leur carrière se réapproprier les mythes et légendes populaires (aventuriers, monstres, saga de l’espace, bateaux volants…) pour nous offrir des œuvres originales. Sailor Twain dont l’action se déroule sur un bateau se nommant le Lorelei (cf la légende ici) assume complètement cette reprise des vieilles légendes. Quant au dessin, il suffit de voir le nez de Lafayette (un français évidemment) pour se rappeler d’Isaac le Pirate et y percevoir une légère filiation. Il faut reconnaître la très bonne qualité du dessin réalisé – il me semble – à la mine de plomb. L’ensemble traits des personnages, cadrages, décors est particulièrement réussi et convient bien à l’atmosphère recherchée.

Mais Mark Siegel ne se contente pas de s’appuyer sur ces références de la vieille Europe. Il y ajoute une part de nouveau monde avec ces grands fleuves et ces bateaux qui ont fait la légende de l’Amérique. Un simple vapeur et le lecteur se replonge immédiatement dans les romans de Mark Twain (non, non c’est un hasard…) et plus largement dans la littérature américaine du XIXe siècle. Une littérature – en tout cas pour les références à Twain – décrivant avec précision et dureté la société américaine de l’époque. D’ailleurs, Mark Siegel a mené un travail de recherche historique titanesque sur cette période.

De la passion aux mystères

Sailor Twain oscille donc constamment entre ces deux eaux (oui bon hein, il fallait que je la fasse) qui constituent le moteur du récit. Entre fantastique et réalisme, l’histoire romantique autour des 4 personnages développés par Mark Siegel est globalement une réussite. Et comme disait la chanson, les histoires d’amour finissent mal en général… surtout quand une sirène est dans le coin et que la passion outrepasse la raison. Mais comment ? Et Pourquoi ? Là est la question comme écrivait ce bon vieux Will Shakespeare qui en connaissait un rayon sur l’affaire. Sailor Twain et son personnage principal nous entraine donc dans une partie de chasse aux indices afin d’élucider les failles dans la normalité. Et c’est dans cet aspect que ce récit trouve toutes ses limites.

À force de s’appuyer sur des références – que je n’ai pas la prétention de toutes capter –  j’ai globalement eu l’impression de déjà-vu/lu/entendu. Même si Mark Siegel a le mérite de proposer quelques trouvailles intéressantes, le risque pour le lecteur est de sentir en filigrane cette broderie de mythes et de légendes. Danger qui n’est pour moi pas éviter. De plus, si les premiers et derniers chapitres sont réussis, on constate une belle descente de rythme au milieu de l’histoire. Elijah et le lecteur commencent à tourner en rond. Le héros cherche, cherche encore, se bat avec ses démons pendant plusieurs dizaines de planches tandis que le lecteur un peu attentif a bien senti les choses venir. Il a déjà 2 ou 3 temps d’avance et commence à regarder où il se trouve… Au milieu… Bon…

Finalement, les retournements de situation sont prévisibles et le lecteur les voit presque arriver avec un certaine forme de soulagement. Quelques planches de moins pour un livre qui en compte presque 400 n’auraient pas été un mal. Mais bon, ça fait moins roman graphique c’est sûr. Non, je ne dénonce pas du tout la course à l’échalote de « plus-mes-livres-sont-gros-plus-on-les-prend-au-sérieux ».Bref, Sailor Twain est une œuvre qui assume ses références et qui saura (et qui a su d’ailleurs) convaincre. C’est une histoire bien dessinée, bien pensé, bien propre… résultat un vrai travail d’orfèvre. Cependant,  il manque ce grain de folie, cette originalité qui est le moteur des grandes œuvres fantastiques. Finalement, rien de bien original dans ces planches même si Sailor Twain demeure une lecture tout à fait agréable… Mais pas inoubliable. L’histoire jugera ma chronique… (ça c’est une phrase qui a la classe pour terminer une chronique, non ?)

A lire : Ah, ça me manquait de n’être pas d’accord avec Mo’, je vous mets sa chronique... et puis celle de Paka, enthousiaste aussi. Je crois être un des seuls à être dubitatif sur ce livre !
A voir : la fiche album sur le site de Gallimard

Sailor Twain ou La Sirène de l’Hudson (one-shot)
Scénario et dessin : Mark Siegel (USA)
Editions : Gallimard, 2013 (25€)

Public : Ados-adultes, fan des mythes, des légendes… et de Tom Sawyer
Pour les bibliothécaires : Succès critique, je reste plus dubitatif sur la pérennité d’un tel livre dans un fonds. Pour moi, une étoile filante.

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Chronique | Buzz-Moi (Aurita)

En 2006, une quasi-inconnue sort un petit bouquin qui va faire du bruit bien au-delà du petit monde parfois anonyme de la bande dessinée. Avec Fraise et Chocolat, premier et deuxième volume, la jeune Aurélia Aurita connaît alors les joies du buzz, les flots d’interviews et de sollicitations… Bref, les joies du fameux quart d’heure de gloire que les auteurs craignent et rêvent à la fois. En 2009, elle revient sur cette période dans un nouveau livre : Buzz-moi. Tout un programme.

Parle-moi d’amour

Pour bien comprendre la genèse de Buzz-moi, il faut un peu revenir sur l’épisode Fraise et Chocolat. Pour ceux qui s’en souviennent, ce livre a été une tempête à l’époque. Dans ces deux livres, Aurélia Aurita parlait de sa relation avec Frédéric Boilet, auteur, éditeur, penseur de la Nouvelle Manga en France. Bon, vous allez me dire sur un ton sarcastique  : chouette, un auteur qui nous raconte sa vie !

Cependant, Fraise et Chocolat aborde le rapport amoureux du point de vue sexuel. Attention, je n’ai pas dit pornographique. Même si les scènes sont osées, l’angle n’est pas voyeuriste. D’ailleurs, il vaut mieux lire un bon vieux Manara si vous voulez vous chauffer avec ce genre de bande dessinée. Le dessin d’Aurélia Aurita n’étant pas un modèle de belles proportions et de réalisme outrancier.

Non, cet album parle bien d’amour, de la relation de couple. Comme elle le rappelle elle-même dans Buzz-moi, Fraise et Chocolat est une histoire pour dire « je t’aime ». Surprenant de bout en bout, choquant pour les âmes prudes, il se distingue par son approche décomplexé et je dirais presque révolutionnaire en BD – en tout cas en BD européenne car des auteures japonaises de ladies comics comme Mari Okazaki ont déjà marqué leur époque. Le fait qu’il soit écrit par une jeune femme a renforcé encore le message. Depuis, elles sont quelque unes à avoir pris le relais. Sans même parler du renouveau de la BD érotique. Mais revenons à nos moutons.

Buzz-moi ou l’art de gérer…

Donc Buzz-moi parle de cette période un peu incroyable vécue par l’auteure.  Elle raconte sa relation à la presse écrite et télévisuelle, lance quelques anecdotes sympathiques mettant en lumière quelques personnalités célèbres, montre les pratiques douteuses de certains journalistes culturels (ou non). Bref, c’est la tempête médiatique et la folie afférente. Elle ne l’a pas cherché, pourtant elle la trouve.

On y retrouve les mêmes formules que dans ses précédents livres : une forme de recueil de souvenirs s’ajoutant les uns à la suite des autres. Dans ces saynètes successives, l’action passé est vécue et dessinée tandis que la « voix off » – la voix présente de l’auteure elle-même – commente avec un certain recul son propre vécu. D’un côté le dessin est simple, parfois naïf ou caricatural, de l’autre, l’écriture est fine, souvent drôle et acide, parfois ambigüe. On ressent chez Aurélia Aurita une vraie recherche de sincérité. Elle assume complètement sa subjectivité et sa sensibilité. En tout cas, si ce n’est pas le cas, elle est encore plus doué que je ne l’imaginais.

Bon, la limite de ce genre de récit reste toujours un peu le même. Buzz-moi présente sans aucun doute moins d’intérêt pour ceux qui n’auront pas vraiment adhérer au propos de Fraise ou Chocolat ou même de  Je ne verrais pas Okinawa, autre très bon album d’Aurélia Aurita. Car il présente tout de même une autre facette du monde de la bande dessinée et des médias. Cet album a l’avantage de donner des éléments de réflexion sur la notion de célébrité, de sa gestion, des milieux culturels, des médias. Cependant, avec toute la modestie de l’auteure, il reste au niveau de l’expérience personnelle. L’auteur ne nous livre pas un essai. Autant Fraise et Chocolat pouvait parler au plus grand nombre, autant celui-ci reste du domaine de l’anecdote. Il n’en reste cependant pas moins intéressant à découvrir, histoire de prolonger un peu l’aventure.

A lire : l’article de du9 sur Fraise et Chocolat
A découvrir : des extraits sur le site des Impressions Nouvelles
Souvenez-vous : le buzz, on connait aussi sur IDDBD

Buzz-moi (one shot)
Scénario et dessins : Aurélia Aurita
Éditions : Les Impressions Nouvelles, 2009 (15€)
Public : Adultes

Pour les bibliothécaires : un bon album, un peu anecdotique. A conseiller si vos lecteurs se sont arrachés Fraise et Chocolat.

 

L’interview d’Aurélia Aurita sur France Inter


France Inter – Aurelia Aurita par franceinter

Chroniques BD, Recommandé par IDDBD

Chronique | Les Noceurs (Brecht Evens)

Ce soir, Gert organise une soirée chez lui. Les invités arrivent, tous attendent la venue de Robbie. Robbie est LA star des nuits de la ville, LE type incontournable. Robbie fascine les foules, séduit les femmes et est copié par les hommes. Mais Robbie tarde à venir. Quant à Naomi, elle prépare sa soirée…

Fascination et témérité

Outre le fait d’avoir pu retrouver les amis de KBD à Angoulême cette année, la chose pour laquelle je n’ai pas regretté le déplacement a été sans aucun doute l’exposition consacrée à  La Boite à Gand et en particulier au travail de Brecht Evens (souvenez-vous), prix de l’audace en 2011 pour Les Noceurs. Comme je vous l’avais expliqué, j’ai été surpris par ces dessins constitués de couches successives s’empilant les uns sur les autres sans jamais se mélanger et formant pourtant un tout. J’ai été troublé par l’atmosphère spéciale émanant de cet univers. Finalement, je suis sorti complètement séduit graphiquement tout en me demandant si cette bande dessinée-là n’était pas finalement bien trop conceptuelle pour mon petit cerveau.

Bref, en terme diplomatique, j’avais juste un peu peur de m’ennuyer dans les mêmes proportions que lors d’une projection d’un film documentaire de 1933 de Dziga Vertov en russe sous-titré en anglais juste après le repas (c’est du vécu, si, si !). La qualité est là mais qu’est-ce qu’on… Bref, c’est dire si j’avais une certaine appréhension quant à l’entame de ce livre.

Sens du trait

Et bien non.

Je me suis retrouvé quelques mois plus tôt dans la salle d’exposition, retrouvant cette même fascination, cette sorte d’hypnose qui m’avait scotchée devant plusieurs tableaux. Même imprimé, le travail de Brecht Evens reste un moment d’étonnement presque enfantin. Coup de chapeau aux imprimeurs car la qualité de l’impression est indéniable. Son dessin, loin des canons académiques qui veulent que les personnages soient reconnus à leurs visages, est parfaitement adapté à l’atmosphère de son histoire. Des halos de couleurs qui forment des silhouettes, des traits pour en faire des visages humains et nous voici dans ce monde.

Car à l’image d’une œuvre comme Cages de Dave McKean, l’intérêt de cette œuvre n’est pas spécialement dans l’articulation habituelle scénario/dialogue/dessin. L’univers graphique développé par Brecht Evens au fil de ses pages est si présent, si fort de signification qu’il laisse des miettes à des dialogues dont on pourrait presque se passer. Dans les Noceurs, la place n’est pas donnée aux mots mais aux traits, parfois innombrables, parfois unique. Ils sont autant de sensations, autant d’expression du message. Car, même si l’auteur s’amuse à casser les codes habituels de la narration en bande dessinée – notamment par la multiplication de planches complètement déstructurées du point de vue de la lecture – l’album est pensé avec une grande justesse.

Carnaval de nuit

D’ailleurs, la couverture est à l’image de cet album, c’est à la fois un flot continu de perceptions contradictoires (malaise, sensualité, onirisme, perte de repères, excitation, folie…) et une progression constante vers un but. Brecht Evens ne raconte pas une histoire dans ce livre, il expose un monde. Un monde parallèle, nocturne, presque fantasmagorique, qui nous apparaît dans toute sa démesure et qui colle parfaitement au graphisme de l’auteur. D’un petit appartement où l’on attend en s’ennuyant, à la boite branchée, temple de la religion nocturne, on découvre le petit peuple des Noceurs, une société divisée en classe.

Le chef est Robbie le magnifique, nimbé de bleu, chef incarné, légende nourrit de mille anecdotes. A ses bottes, arrive la multitude, la cour cherchant la lumière auprès de leur Roi. Puis, les non-initiés symbolisés par la candide Naomi, jeune femme en rouge du petit peuple, découvrant ce monde. Et enfin, Gert, le loser, l’exclu aux traits verdâtres qui ne comprend rien, ni à lui-même, ni aux autres. Pourtant, il est l’ami intime du chef… Mais connaît-on vraiment les légendes ?

Au bout de l’histoire, on se pose la question de la signification de cet album. Y’a-t-il un message ? Sans aucun doute. Mais la grande force de cette « histoire-qui-n’en-est-pas-vraiment-une-ou-enfin-si-mais-non » est de laisser toute sa place aux lecteurs. Étrangement, il est facile de se glisser dans ces personnages silhouettes. Paradoxalement, ils ont beaucoup d’humanité. Finalement, le lecteur prendra la place qu’il souhaite dans cet espace, comme un jeu de rôle. Chacun aura une réponse, chacun sera marqué, car chacun a connu un jour où l’autre ce monde de la nuit où les normes et les valeurs changent… A Paris, Gand ou Tokyo, les Noceurs sont là… silhouettes dans la nuit.

A lire : les chroniques enthousiastes chez Mango et Littérature graphique
A lire (aussi) : la chronique moins enthousiaste de Legoff, compère de KBD
A voir : la fiche album sur le site d’Actes Sud

Les Noceurs (one-shot)
Scénario et dessins : Brecht Evens
Traduit du néerlandais par Vaidehi Nota & Boris Boublil
Editions : Actes Sud, 2010 (22€)

Public : Adulte
Pour les bibliothécaires : un auteur à moitié fou qui vous dézinguera votre rayon roman graphique. Indispensable !

Bibliothèques, Chroniques BD, Chroniques Cinéma, Mini-chronique

Mini-chronique | Le libraire de Belfast à la BPI

Amis parisiens, vous avez bien de la chance ! Jeudi 16 mai à 20h la BPI projette dans le cadre de son cycle sur l’imaginaire des villes, le très bon film documentaire Le libraire de Belfast de la réalisatrice Alessandra Celesia.

Ce film est bien plus qu’un portrait d’un vieux libraire nord-irlandais à la retraite. C’est celui de toute une communauté à la fois excentrique et terriblement touchante : un jeune rappeur à l’accent trop marqué, un punk dyslexique amateur d’opéra, une serveuse cherchant à percer dans la chanson…

Dans ce film choral, les sensations et les éléments s’enchainent et se contredisent. Alessandra Celesia filme une communauté d’exclue d’une modernité réservée à des privilégiés. A la place, solidarité, simplicité, écoute, vivre ensemble… Tous ces mots et toutes ses valeurs transparaissent durant 52 minutes.

Les valeurs, ce vieux libraire en a tant à transmettre alors il parle, de lui, de sa vie, de son plaisir charnel du contact avec le livre, de son esprit commercial qui ne l’a pas aidé à devenir riche. Sur son visage, le temps qui passe. Et en filigrane, avec l’écho des paroles de ses amis, la présence de cette ville, immuable et forte, pesante, avec son histoire furieuse.

Voilà, ce film c’est un peu ça et beaucoup d’autres choses. Si vous avez l’occasion de le voir, à la BPI ou dans les collections de n’importe quelle bonne bibliothèque, n’hésitez pas ! 50 minutes de très bon cinéma.

Plus d’info sur l’image ci-dessous et sur le site de la BPI.

 

Le libraire de Belfast
un film documentaire d’Alessandra Celesia
Production : Zeugma Films, 2012
54min, VOSTFR

A voir : la bande annonce sur le site de Zeugma Films

Chroniques BD

Chronique | City Hall (Guérin & Lapeyre)

Dans un Londres uchronique aux allures steampunk, comprenez le genre qui mélange fantasy et révolution industrielle, le ministre des finances est assassiné d’une façon bien étrange. Immédiatement, Carlton Lester, chef de la police, est sur place. Quand il découvre une feuille de papier accroché au cadavre, c’est la panique. En effet, dans ce monde, tout ce qui est écrit sur du papier prend vie… et il semble qu’un malfaiteur ait découvert ce secret. Aussitôt, le maire de Londres fait appel à deux jeunes auteurs de e-books, Jules Verne et Arthur Conan Doyle.

Manga + France

Manfra… mot-valise utilisé depuis 2006 pour évoquer le manga à la française ou, si vous préférez, la bande dessinée européenne à la japonaise. On a parlé également de manga-camembert. Terme un peu moins flatteur. Mais à cette époque, la bande dessinée japonaise était le diable envahisseur incarné, et donc encore assez minoritaire dans la création européenne… en tout cas pour le grand public. Évidemment, de nombreux cas démontrent le contraire : Frédéric Boilet pour son travail d’éditeur et de créateur (L’épinard de Yukiko…), Jean-David Morvan dont la série Sillage a clairement des influences japonaises, Vanyda avec son trait « asiatique »  notamment dans L’immeuble d’en face, et bien entendu le monument Moebius qui a joué le jeu de la collaboration avec Taniguchi pour Icare.

Progressivement, la nouvelle génération d’auteur a intégré un certain nombre de codes, surtout graphiques, de la bande dessinée japonaise. Il suffit de voir le succès en médiathèque de livres pratiques sur « Comment dessiner un manga » pour s’en persuader. Après tout, à force de lire des bandes dessinées japonaises, et pour certains adolescents presque exclusivement de la bande dessinée japonaise,  il fallait bien que ça arrive. Et dire que les années 2000 ont été le point d’orgue de la vague manga est un doux euphémisme. Nés en 1978 et 1979, Rémi Guérin et Guillaume Lapeyre sont de cette première génération à avoir connu les animes et autres « japoniaiseries » comme disaient leurs (et les nôtres aussi) parents.

Pour autant, City Hall est-il un manga ? Oui… presque. Cette série intègre les codes narratifs du shonen manga et plus particulièrement du type Nekketsu. Pour simplifier : amitié, pouvoirs magiques, lutte contre les forces du mal et en filigrane la recherche de l’image du père sont les éléments principaux de cette série.

Horripilant fan service

Graphiquement, même combat. Malgré des visages plus carrés, un souci du détail sans doute plus abouti (décors, vêtements, visages, combat parfois au détriment d’une certaine visibilité…), nous sommes clairement dans une construction et un découpage manga. D’ailleurs, j’ai même été désorienté par la lecture européenne… de gauche à droite.

On retrouvera même le fameux fan service qui permet le soupçon d’érotisme nécessaire pour accrocher les lecteurs à certaines pages. D’ailleurs je souhaiterai faire un petit aparté à ce sujet. Récemment, un débat a fait rage sur le sexisme de la communauté geek.  La bande dessinée est un élément important de cette culture populaire (avec le JDR, les jeux vidéos…). Sexisme ou pas, je me demande quand même en voyant les tenues légères des personnages féminins de City Hall quel est l’intérêt en terme de narration ? Certes, cette série n’arrive pas à la cheville de certaines de ses consœurs  mais peut-on m’expliquer pourquoi une femme d’action comme Amelia (la figure féminine principale du récit) a-t-elle besoin d’avoir un pantalon taille-basse moulant et d’un petit débardeur mettant en valeur des formes généreuses ? Est-ce que ça arrête les balles ? Pourquoi, l’autre personnage féminin (dont je ne dévoilerai pas l’identité ici) est-elle simplement habillée comme une super-héroïne marvel  ? Quand on compare les personnages masculins, habillés tous comme des bourgeois londoniens de la fin du 19e, on se demande vraiment l’intérêt. On me parlera de rupture au côté « pépère » des personnages masculins. Je reste sceptique.

Il faudrait peut-être prendre conscience de ce côté un peu malsain (sans jeux de mots) de l’évolution de la bande dessinée grand public. L’industrie du manga, au même titre que le comics ou certaines branches de la bande dessinée européenne (je ne vous ferais pas un dessin), n’est pas forcément un exemple à suivre sur ce sujet.

Spécificité du manga français ?

Tout cela est d’autant plus dommageable que les auteurs de City Hall, tout en s’inscrivant dans le genre manga, ont réussi à proposer un récit particulièrement original. Comme je suis un petit malin, vous avez remarqué mon « presque » tout à l’heure. Oui je suis machiavélique, je sais !

Ce « presque » est la nuance qui donne tout son caractère – et sa réussite – à cette série. Globalement, il me semble difficile pour un européen de faire un vrai manga tant le genre repose sur une histoire du média particulière et complexe. Mais l’inverse est vrai également. Les mangakas faisant évoluer leur récit dans un milieu européen n’arrivent pas forcément à intégrer l’environnement. Je pense par exemple à Monster qui se déroule en Allemagne.

En revanche, réussir à intégrer sa propre culture dans un genre différent pour créer une forme hybride est un travail intéressant. Avec City Hall, il me semble que cet objectif commence à être atteint. En prenant pour personnages principaux et secondaires des auteurs classiques de la littérature européenne (Jules Verne, Arthur Conan Doyle, Georges Orwell…), en insérant constamment des références aux grandes œuvres, en intégrant les codes du « polar », en jouant également sur le débat – et la peur inhérente – du développement de la lecture sur support numérique, bref, en prenant en compte leur héritage et leur environnement culturel, ils ont ainsi créé un « vrai » manfra, pas une pâle copie d’une énième série japonaise.

On pourrait développer le côté lecture numérique mais ma chronique est déjà bien trop longue. Comme quoi, il y a beaucoup à dire sur cette série. City Hall est passionnant à plus d’un titre. Tout d’abord par le scénario bien pensé de son premier cycle, ensuite pour ce côté hybride qui en fait une œuvre à part, enfin parce qu’il est peut-être la réponse à une édition manga qui s’essouffle. Je regrette simplement ce côté fan service sexiste qui ne sert jamais vraiment le récit. Mais City Hall est une très bonne série à découvrir !

A découvrir : le blog officiel

City Hall (3 volumes, série en cours)
Scénario : Rémi Guérin
Dessins : Guillaume Lapeyre
Editions : Ankama, 2012 (7,95€)

Public : Ados
Pour les bibliothécaires : enfin, un manga français qui tient la route !

Chroniques BD, Recommandé par IDDBD

Chronique | Le Nao de Brown (Glyn Dillon)

Nao Brown travaille à temps partiel dans un magasin de jouets design pour les grands (des arts toys). Nao Brown est métisse, anglaise par sa mère, japonaise par son père. Ce dernier est retourné dans son pays depuis quelques temps déjà. Nao Brown est également illustratrice même si les temps sont durs. Nao Brown recherche l’amour. Nao Brown recherche surtout la paix car, sous ses airs sympathiques et un peu bohème, elle a un TOC caché… Violemment caché. Et le Nao de Brown dans tout ça ? C’est un portrait tout en finesse d’une quête d’identité.

The English Touch

Il faut se rendre à l’évidence, la bande dessinée anglaise possède un don pour nous sortir des pépites, de véritables auteurs OVNIS capables de nous produire des œuvres aussi surprenantes qu’admirables. Plus que des scénaristes de la trempe d’Alan Moore ou de Neil Gaiman, on pense immédiatement à une créatrice comme Posy Simmonds (Gemma Bovary, Tamara Drew…) qui a su faire entrer en contact la littérature classique et la bande dessinée. Comme son ainée, Glyn Dillon – qui est au passage le frère du non moins talentueux Steve Dillon – parle de ses contemporains avec un humour très anglais, fait d’auto-dérision, de bons mots, de situations cocasses et de beaucoup de subtilité. Auto-dérision, subtilité, humour, sensibilité caractérisent parfaitement le travail du cadet des frères Dillon sur Le Nao de Brown.

Le charme d’une héroïne

Ces mots définissent tout autant le personnage principal que le récit lui-même. De toute manière, il est très difficile de séparer les deux car, excepté durant le conte philosophique d’Abraxas, Nao est présente sur l’ensemble des planches. Et j’avoue que ce n’est pas pour nous déplaire car ce personnage présente toutes les caractéristiques d’une parfaite héroïne. La réussite la plus éclatante est graphique. Belle au naturel, touchante en pleurs, lumineuse souriante, terrifiante dans ses moments les plus violents, Nao est vivante sur le papier. Elle est simplement charmante. Cela tient bien entendu au merveilleux travail de dessinateur de l’auteur. Et ce qui est valable pour son héroïne l’est tout autant pour l’ensemble de son œuvre. Le travail d’aquarelliste est simplement époustouflant de la première à la dernière planche. L’univers graphique est à la fois très réaliste dans son trait et ponctué par une composition de planche très structuré, très complexe, qui donne véritablement un rythme au récit. Dillon joue sur les changements de couleurs. Les ambiances se transforment d’une case à l’autre… surtout au moment des fameuses crises.

Cercle complexe

Car cette belle jeune femme cache un lourd secret : un TOC. Nao n’est pas affublé de petits gestes psychotiques répétés à l’infini mais de véritables troubles de la conscience qui la pousse à s’imaginer faire des actes hyper-violents aux personnes qu’elles croisent. Oui, sous des airs de calme et de sérénité, Nao Brown est possiblement une psychopathe… Évidemment, cela a un impact sur son comportement et le rapport qu’elle entretient avec les autres… et surtout les hommes. Ainsi, dans cette quête initiatique vers soi-même, le lecteur suit le parcours, les rencontres, les aléas de la vie de cette jeune femme qui n’est pas tout à fait ce qu’elle semble être.

Pas passionnant me dites-vous ? A première vue peut-être. Seulement, Glyn Dillon ne se contente pas de cela. En effet, il introduit dans son récit un certain nombre d’éléments – comme le cercle par exemple qui est présent deux fois dans le nom même du personnage principal –  mélangeant métaphore, spiritualité, réflexions sur l’art, la création ou la philosophie. Ces éléments, un nombre importants de petits détails visibles ou subtils, font l’essence même de cette histoire singulière, la structure et aide le lecteur à se passionner pour ce très long récit parfois exigeant. Ils peuvent dérouter – et à la lecture de certaines critiques ce fut le cas – mais sont pour moi tout l’intérêt de ce livre.

Parfois complexe, tout comme peuvent l’être les récits de Posy Simmonds, le Nao de Brown fait partie de cette famille de livres dont la richesse permet de le redécouvrir à chaque lecture. De quoi nous donner envie de déménager pour Londres, histoire de croiser Nao dans une rue ou un pub, histoire de discuter avec elle, de comprendre un peu mieux les liens complexes qui font l’existence. Très beau.

Un livre qui a reçu le prix du jury au FIBD d’Angoulême 2013. Je souligne également le très bon travail d’édition d’Akileos qui mérite amplement ce prix pour fêter ses 10 ans.

A lire : la chronique de Lunch et Mo’

 

Le Nao de Brown (one-shot)
Dessins et scenario : Glyn Dillon (Grande-Bretagne)
Edition : Akileos, 2012 (25€)
Edition originale : SelfMadeHero, 2012

Public : Adulte, amateur de roman graphique
Pour les bibliothécaires : Ah ! Voici l’exemple même de livres compliqués à faire sortir. A acheter si vous avez un public bédéphile exigeant. Sinon… le dessin aidera beaucoup !

Chroniques BD, Recommandé par IDDBD

Chronique | En chienneté (Bast)

En chienneté… être traité comme un chien… Cette expression est le point de départ du témoignage d’un auteur de BD venu animer un atelier dessin dans le quartier pour mineur de la prison de Gradignan. Rencontre improbable entre deux mondes qui se côtoient sans jamais véritablement se lier. Un album témoignage à la fois riche et modeste sur une parcelle de la vie de prisonniers.

Vers l’intérieur

J’ai rencontré Bast au festival d’Angoulême cette année (souvenez-vous) en faisant confiance à Mo’ et à ses toujours bonnes chroniques. Je n’avais pas lu son album et pourtant l’échange s’était fait autour de nos activités respectives. La sienne, couchée sur du papier, était à la fois du domaine du présent et du passé (avec pas mal d’avenir mais chut). La mienne commençait juste puisque j’avais le privilège d’intervenir dans le cadre de mes missions dans une maison d’arrêt. Le privilège de passer derrière ce mur. Oui, j’ai bien dit « privilège ». Bien entendu, il serait malvenu de comparer nos deux expériences. Car, ce monde « du dedans » est bien plus varié qu’on ne l’imagine. Mais c’est tout de même avec un regard différent que j’ai ouvert cet album. Et j’ai aimé ce que j’y ai trouvé. Beaucoup.

Tout d’abord, j’ai été frappé par la grande modestie de l’ensemble. Les planches sont composées presque exclusivement d’un gaufrier simple de 6 cases, donnant un rythme continue à la narration. Parfois, quelques pleines pages viennent casser cette cadence, renforçant leur impact. Le message est simple :  nous sommes dans la description des hommes, dans l’observation d’un lieu, d’un mini-théâtre où se joue une pièce, entre intimidation et confidence. Paradoxalement, cette absence voulue d’effet donne du sens. Bast pose un regard sans jugement et prend une certaine distance face aux détenus. On sent sa position d’intervenant, il pose une barrière symbolique entre sa vie et celle de ce monde intérieur aux règles établies et forcément très dures.

 

Art/Mur

Mais cela n’empêche pas l’empathie et même une certaine forme de tendresse. Par dans ses approches graphiques et narratives tout en retenu, il montre un vrai talent pour décrire l’esprit de ces jeunes hommes, entre gros durs et petits garçons perdues… Certaines figures frappent même profondément. On pense à Jérôme, souffre-douleur de ses camarades, condamné pour homicide. La victime avait tenté de le violer…

Les scènes se passent presque toutes au moment de l’atelier. Cet instant apparaît comme une bulle bien fragile face à un univers carcéral qui y pénètre constamment sous la forme d’un surveillant, de paroles mal contrôlés. Les lecteurs, les protagonistes et l’auteur lui-même n’oublient jamais le lieu. Et puis, l’atelier n’est finalement qu’une activité parmi d’autres dans cette ruche qu’est une prison. Les absences des détenus pour différentes raisons (parloirs, travail, jugement) renvoient l’intervenant à sa propre solitude, à sa propre impuissance. Malgré tout, Bast porte son petit monde avec toute l’énergie possible et tente, tel Sisyphe avec son rocher, de se battre contre l’impossible. Au détour d’une planche, on perçoit un espoir, une petite lueur, un moment qui aurait peut-être changé quelque chose. Rien n’est perdu, tout est toujours bon à prendre dans ce lieu, mais tout est constamment à recommencer.

Finalement, sous un aspect d’une grande simplicité, En Chienneté est un album profondément touchant. Il donne des visages de papier à ces prisonniers perçus uniquement comme des statistiques dans des rapports sur l’état déplorable des prisons française. C’est un témoignage tout en subjectivité, mais pour moi, il s’agit d’un album citoyen que je conseillerais à toutes personnes faisant un jour office d’intervenant dans un lieu de détention. Un album réussi et humaniste. Pour comprendre. Un peu.

A lire : les chroniques de Zaelle et Mo’
A découvrir : le blog de Bast (à voir la vidéo portrait sur la droite)
A voir : la fiche-album sur le site de La Boite à Bulles

En chienneté : tentative d’évasion artistique en milieu carcéral (one-shot)
Scénario et dessins : Bast
Editeurs : La Boîte à Bulles, 2012 (16€)
Collection : Contre-Coeur

Public : adultes, intervenants en milieu carcéral
Pour les bibliothécaires : du très très bon témoignage et ce n’est pas si fréquent que ça dans le genre.

Chroniques BD, Recommandé par IDDBD

Chronique | Un Printemps à Tchernobyl (Lepage)

2008, un groupe d’artiste se rend en Ukraine : direction Tchernobyl. Tchernobyl, le nom évoque la plus grande catastrophe nucléaire de l’histoire du XXe siècle, la mort et le danger invisible, la zone interdite, l’enfer sur terre… Bref, tout sauf un lieu de visite. Et pourtant, Emmanuel Lepage s’y rend avec son œil d’artiste, la grâce de son dessin et son lot de peurs. Un album fort à la fois terrifiant et riche d’enseignement.

Voyage en enfer ?

A l’image d’un Jean-Pierre Gibrat, Emmanuel Lepage est un artiste faisant le pont entre la bande dessinée  d’auteurs et la BD grand public réaliste. Ses albums de fiction se situent dans une réalité palpable, marquante, touchante. Son dessin est également l’un des plus impressionnants de la BD européenne car ses compositions de cases et de planches sont toujours remarquables. Et dans cet album, alternant paysage de campagne, friche industrielle et urbaine, il exerce la pleine mesure de ses capacités avec des dessins superbes (l’image de cette couverture), alternant nuances de gris et couleurs éclatantes.

Si Un Printemps à Tchernobyl est l’histoire d’un voyage, il est bien plus qu’un simple carnet d’illustrations. Dans cet album, Emmanuel Lepage donne une marque de confiance rare à son lecteur en le laissant complément pénétrer dans ses pensées personnelles. Dans une première partie, après une introduction et la présentation didactique de l’histoire de Tchernobyl (nécessaire pour beaucoup d’entre nous), il raconte les préparatifs de son voyage. Il y fait étalage de ses angoisses, de la peur de ses proches, de ses difficultés personnelles avant le départ. Comme un symbole, quelques mois avant le départ, il n’arrive plus à dessiner à cause d’une douleur à la main. Même si ce passage m’a semblé un peu long, avec le recul, il plante les graines qui permettront, par contraste, de mieux comprendre les évènements de ce voyage. On ne va rien dévoiler ici mais clairement, Un Printemps à Tchernobyl raconte beaucoup plus qu’une résidence d’auteur dans la région d’une centrale nucléaire, c’est une sorte de quête spirituelle, une aventure humaine et profonde qui ne trouve toute sa force qu’en toute fin d’album…

Regards sur zone

Mais avant cela, Emmanuel Lepage montre : pénétrer dans la zone interdite, voir « le monstre », la centrale éventrée et son cercueil de béton, le compteur qui monte en flèche dépassant au bout de quelques instants le seuil limite de tolérance. L’horreur d’une réalité. Mais il ne s’arrête pas là. Il montre le no man’s land d’une trentaine de kilomètres autour de la centrale, il montre les villes et villages abandonnées, les terres souillées par la pollution invisible et mortelle de la radioactivité. Il montre parce qu’il est là pour ça. Comme un témoin pour ceux qui ont peur, pour ceux qui ne peuvent pas s’y rendre. Un printemps à Tchernobyl est aussi un témoignage rare d’une réalité dure qui pose une simple question : quelle vie après un accident nucléaire ? La réponse est surprenante car la vie existe encore avec ces forêts lumineuses et belles, ces lacs, cette nature presque normale… Presque, car c’est une nature dénaturée et traitresse créée par les humains et qui peut les consumer à petit feu. Ces humains justement, Emmanuel Lepage les montre aussi. Ils sont simples, comme vous et moi. Ils souffrent mais sont attachés à une terre souillée… Leur terre.

Entre les lignes, cet album ne fait pas que montrer. Il interroge évidemment sur la question du nucléaire dans notre production d’énergie. Alors jeu de roulette russe ou vraie maîtrise du sujet ? Au vu de cet album j’ai bien ma propre idée. En tout cas, Emmanuel Lepage signe simplement un album essentiel très injustement oublié par la sélection du festival d’Angoulême. Album profond, fort, terrifiant, humain et citoyen. Essentiel tout simplement.

Pour rebondir : les chroniques de Zorg & Mo’

Un printemps à Tchernobyl (one-shot)
Scénario et dessins : Emmanuel Lepage
Editions : Futuropolis, 2012
Public : Ado-adulte
Pour les bibliothécaires : Lire la dernière phrase de ma chronique.

Chroniques BD, Recommandé par IDDBD

Chronique | 3 grammes (Jisue Shin)

En 2006, Jisue Shin est heureuse. Elle a 26 ans, la vie devant elle, un boulot d’illustratrice qui l’enchante et un petit ami adorable. La vie est belle. Mais un jour, elle remarque que son ventre a inexplicablement grossi. Après une série d’examen, le diagnostic tombe : cancer des ovaires. Première chronique BD de l’année sur un manhwa sensible et chargé d’espoir. Une petite réussite.

Carnet de voyage intime

3 grammes ce n’est rien au fond. Une plume, quelques grains de sucre. Mais pour Jisue Shin, c’est le poids d’une tumeur, d’une épreuve, d’un changement de vie. Pour, c’est une bande dessinée d’une très grande qualité.

Son album est un carnet de voyage intime dans le monde à la fois inconnu et commun de cette maladie. Le lecteur suit le récit de ce parcours presque commun. Jisue Shin raconte et se met en scène : sa vie, le doute, le diagnostic, l’opération, les chimios, les cheveux, la famille, les amis, les voisines de chambre, la vie de l’hôpital, les envies d’ailleurs, les petits détails parfois drôles ou tristes… Tout est là et chacun d’entre nous aura malheureusement déjà lu ou entendu ces mots ailleurs.

Pourtant, Jisue Shin réussit à nous emmener avec elle dans son parcours par la qualité de son travail. Son dessin est particulièrement épuré mais multiplie les trésors d’inventions graphiques. Je pense notamment à cette remarquable mise en abyme avec ce livre dans le livre. L’album est composé d’une centaine de planches aux formes et aux tons variés. D’une page à l’autre on passe d’un simple coup de crayon noir à des croquis, des pastels, des lavis aux couleurs sombres comme la déprime, à des dessins pleine planche en forme d’apaisement. Tout y passe, tout est beau, tout est là : le talent, l’art de raconter en utilisant le dessin comme expression de l’inexprimable. On aime, forcément, car on y retrouve l’essence même de ce qui fait la force de la bande dessinée.

Au bout du chemin…

Mais, pour moi, la qualité essentielle de ce livre est encore plus simple. Du début à la fin, jamais le lecteur ne doute un instant de l’issu de ce combat. L’espoir, la joie de vivre malgré tout, l’optimisme agréable de cette petite femme rendent ce livre forcement sympathique et porteur de message positif. Le sentiment d’empathie est immédiat et très fort car le personnage en lui-même, ses amis, sa famille inspire immédiatement la joie… paradoxe intéressant au vu du sujet. En tournant les pages, on constate qu’en dressant son autoportrait, elle réussit à trouver les mots et les traits pour rendre son histoire simple et universelle. C’est vrai Jisue Shin est coréenne. Mais elle aurait pu être américaine, suédoise ou russe. Elle aurait pu être vieille également. Elle aurait même pu être un homme.

Pour conclure, je vous invite vivement à lire et à partager ce manwha, bande dessinée coréenne qui sera mise à l’honneur cette année au festival d’Angoulême (je vous ferais un rapport). 3 grammes apportent un regard différent sur la maladie, faite d’espoir et d’optimisme. C’est surtout un album d’une très grande qualité prenant toute la mesure du média bande dessinée. Bref, lecture vivement recommandée.

Pour rebondir : la chronique de Boule à Zéro sur le même sujet
A voir : la fiche album sur le site de Cambourakis
A lire : la chronique d’Yvan

3 grammes (one-shot)
Scénario et dessin de Jisue Shin (Corée)
Editions : Cambourakis, 2012 (22€)

Public : ado/adultes
Pour les bibliothécaires : Très beau témoignage, manhwa d’auteur, intéressant dans un fonds.

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