A plus de 80 ans et après une vie artistique particulièrement bien remplie, Shigeru Mizuki décide de se pencher sur sa vie. Pour cela, il utilise sa plume et le dessin si particulier qui ont su séduire des milliers de lecteurs à travers le monde. Une autobiographie fleuve…

Les contes du vieux sage

Nous nous sommes longtemps regardés. Lui, tranquillement installé sur mon étagère, patientant doucement. Il me laissait m’approcher et prendre les livres d’à côté avec sagesse, sans jalousie. Sûr de sa force et du contenu de ses pages, il savait que son heure viendrait. De mon côté, j’apercevais cette grosse masse jaune au milieu des couleurs éparses de ma bibliothèque. Je l’évitais sans trop savoir pourquoi. Étais-ce la peur d’entamer un long chemin de croix ? Je m’étais déjà brulé avec l’indigeste biographie dégoulinante d’adoration de Tezuka produite par ses studios après sa mort. J’avais peur d’un long déballage de grandeur et de réussite…  Et puis, un matin naturellement, j’ai tourné la première page. Ingrat, c’est le mot. J’étais un ingrat incapable de faire confiance à un vieux sage. Comment oublier ces bons moments passés au milieu de l’imaginaire japonais, des tribulations d’une vieille femme, des aventures d’un petit héros mort-vivant ou dans les absurdités d’une guerre ? Dès les premiers instants, Shigeru Mizuki nous fait partager ses souvenirs personnels. Bienvenus dans le Japon d’avant-guerre, dans une famille moyenne japonaise dont la vie n’est pas toujours simple dans ce climat de nationalisme exacerbé. Le père est un insouciant un peu naïf qui va vite devoir quitter la maison pour nourrir ses 3 fils (Shigeru est le second) et sa femme. Rien de bien extraordinaire sinon cette incroyable simplicité dans le ton qui, sans en avoir, l’air nous décrit peu à peu un la société nippone et nous prouve tout le talent de conteur du mangaka.

Figure de l’anti-héros

Artiste dans l’âme sans pour autant trouve sa voie, l’auteur est loin de se présenter comme un super-héros du manga. Humilité toute japonaise ? Sans doute. D’ailleurs, il insiste sur ses plus mauvais côtés. Petit garçon puis jeune homme original, Shigeru est paresseux, gourmand, plonge ses parents dans un désert de perplexité et provoque parfois l’agacement chez ses lecteurs. Ce qui frappe avant tout c’est la dualité entre l’auteur et le personnage de son récit. Du haut de ses 80 ans, le mangaka fait preuve d’un recul impressionnant. Il est en effet capable d’une vraie férocité vis-à-vis de lui-même, de sa famille et de son pays. Son personnage est perpétuellement détaché de la réalité, son insouciance est chronique. Très tôt, il est bercé par les histoires et les croyances de cette vieille domestique dont il fera plus tard l’héroïne d’un de ses plus grands livres. Son imaginaire est son œuvre à venir sont déjà bien présent.

Loin du manga

Mais cette faculté à se couper du réel ne lui évite pas de participer à la guerre du Pacifique. Alternant phases de souvenirs personnels avec son graphisme rond habituel et longues explications historiques par un dessin ultra-réaliste, Shigeru Mizuki dresse avec virulence le tableau d’une époque où boucherie, humiliations; aveuglement sont les maîtres-mots. Une période qui lui inspire quelques œuvres dont Opération Mort (prix du patrimoine à Angoulême en 2011). Sans en avoir l’air, il engage son statut d’auteur dans une critique politique et sociale puissante de vérité. D’ailleurs, comme un fil rouge entre le passé et le présent, on retrouve les figures réelles ou imaginaires qui hantent sa carrière de mangaka. Parfois, narratrices, protagonistes ou simples détails, elles sont déjà présentes dans l’esprit de ce petit garçon passant au fil des pages de jeune adulte inconscient à dessinateur-vétéran de guerre. C’est bien beau mais… et le manga dans tout ça ? Secondaire, anecdotique même durant les deux premiers volumes de cette autobiographie. Mizuki prend ses lecteurs à contrepied. On aurait pu imaginer une belle histoire du manga alternatif. Mais non. Si comme beaucoup d’enfants de son milieu, Shigeru lit les mangas d’avant-guerre (Norakuro notamment), il n’y pas grand choses de plus hormis quelques références (notamment à Katsuchi Nagai, créateur de la revue Garô). En fait, même s’il dessine beaucoup, le manga ne semble pas encore faire partie de sa vie. Revenu de la guerre, Mizuki devient d’ailleurs dessinateur de kamishibaï, un job difficile et mal payé. Quand cette pratique tombe en désuétude dans le milieu des années 50, Mizuki se rabat sur le moyen d’expression populaire qui explose… le manga. Le succès ? Évidemment… mais ce sera à lire dans le tome 3 (à paraitre). Durant les 1000 premières pages de cette œuvre monumentale, Shigeru Mizuki ne livre pas un testament spirituel ou artistique, mais en tant qu’auteur, livre sa vision de l’histoire japonaise. Avec toujours ce détachement qui semble être une part profonde de sa personnalité, il joue avec son propre personnage tout en donnant un  point de vue souvent acide. Une œuvre riche qui fait de l’autobiographie un outil de compréhension du monde et non un genre nombriliste. Vie de Mizuki rejoint ainsi Une vie dans les marges de Yoshihiro Tatsumi au rang des livres incontournables. Deux grands auteurs pour mieux comprendre le manga… et le Japon.

Vie de Mizuki (2/3 volumes parus) Scénario et dessins : Shigeru Mizuki Editions : Cornélius, 2012 (33,50€) Public : Adulte Pour les bibliothécaires : Incontournable si vous êtes capable de mettre 100€ pour 3 albums. Ce qui constitue la seule limite à  l’achat de cette série. Je comprends bien la volonté de faire des beaux livres, la lecture est particulièrement agréable. Mais 35€ le volume pour une œuvre qui, pour moi, est incontournable en bibliothèque publique, c’est dur ! Tant pis pour les pauvres ou ceux qui n’ont pas de grosses bibliothèques à portée.

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