L’après-guerre est un moment charnière de l’histoire de la bande dessinée moderne. En effet, c’est l’instant où se posent les bases du 9e art. Cependant, jusqu’aux années 1960, une vague de conservatisme réduit considérablement son champ d’expression. Cependant, si les moyens classiques ne leur permettent pas de produire des œuvres à leurs mesures, les auteurs les plus exigeants trouvent rapidement un moyen de se révéler.
Une bande dessinée européenne sous surveillance
Reconstruction et maîtrise des mœurs
En Europe, la fin de la Seconde Guerre Mondiale voit la naissance de nombreuses publications destinées à la jeunesse. Beaucoup de ces titres proviennent des rangs de la Résistance. En France, Le Jeune Patriote créé en 1942 devient Vaillant en 1945 (puis Pif Gadget en 1969) et inclue les premières BD d’après-guerre. Ces dernières sont teintées de pacifisme, de progrès social et d’esprit de liberté. En pleine reconstruction, la question de la défense morale (et indirectement des orientations politiques) de la jeunesse est essentielle. En France, la loi de 1949 sur les publications destinées à la jeunesse établit des règles très strictes. Instaurant une place prépondérante du rédactionnel au détriment du dessin, elle s’avère surtout protectionniste. Elle comprend notamment de nombreuses mesures contre la force présence de l’édition américaine dans les revues (qui représentaient une offre non négligeable de l’offre dans les années 30). Indirectement, cette législation impacte les publications belges qui ne peuvent se passer d’un marché français en pleine extension. Celles-ci s’adaptent rapidement à ces nouvelles mesures et permet de favoriser l’éclosion des écoles belges.
Les écoles belges, la prédominance de la BD jeunesse
Tintin et l’École de Bruxelles
Il faut donc se tourner du côté de la Belgique, et notamment de Bruxelles, pour constater les premières grandes évolutions de la bande dessinée. Les bases graphiques et narratives de l’espace franco-belge se forment autour de deux revues et deux éditeurs historiques. Fondée en 1946 autour du personnage d’Hergé et publiée par les éditions Le Lombard jusqu’en 1989, la revue Tintin connait un succès immédiat. Hergé reprend et redessine les aventures de son héros créé en 1929 dans le journal Le petit vingtième. La revue publie Jacques Martin (Alix), Edgar P. Jacobs (Blake et Mortimer), Tibet (Chick Bill, Rick Hochet). Fort d’un langage graphique commun, ce groupe d’auteurs forme rapidement « l’école de Bruxelles », appelé plus tard « Ligne Claire » (terme inventé par Joost Swart en 1977). L’orientation principale du mouvement de la ligne claire est de simplifier au maximum la lecture. On recherche efficacité et sobriété pour favoriser la fluidité des planches. Ainsi on y retrouve les mêmes éléments :
- Contour systématique : un trait noir sépare chaque élément (personnage ou décor)
- Couleurs en aplats : reprenant l’idée des techniques de vitriers où chaque élément dispose de sa propre couleur. Pas d’effets d’ombres et de lumière ni de hachures.
- Réalisme des décors : ils contrastent avec l’aspect caricatural des personnages.
- Régularité du découpage : chaque case est entourée d’un cadre noir. Les cases sont ordonnées et changent très peu de forme. Il n’y a pas de débordements.
- Continuité des plans : pas ou peu de changements de plan d’une case à une autre sur une même planche.
- Suppression des récitatifs.
Les évolutions futures de la bande dessinée – surtout dans le tournant des années 70 – amènent le Journal de Tintin à tenir compte des évolutions du public. Il publie notamment les œuvres de Jean Van Hamme (Thorgal, Largo Winch) plus tournées vers un public ado-adulte mais toujours dans une forme académique.
Spirou et l’école de Marcinelle
En face, car on peut vraiment parler d’opposition, on retrouve l’éditeur Dupuis et son magazine Spirou. Installé à Marcinelle dans la banlieue de Bruxelles, le magazine est fondé en 1938. Les années de guerre sont difficiles, notamment quand le journal est censuré par les Allemands suite aux refus d’accepter un administrateur nazi. Cependant, la parution reprend dès la Libération et le dessinateur Jijé, homme à tout faire du journal, développe et impose un style qui devient une marque de fabrique de l’éditeur belge. Ce langage graphique prend le nom d’école de Marcinelle, style atome (en rapport au logo de l’exposition universelle de Bruxelles en 1958) ou en opposition au style d’Hergé : la « Ligne sombre ». Ce style est popularisé par les succès du catalogue de Spirou porté par des auteurs devenus des références tels que Franquin (Gaston Lagaffe), Peyo (Les Schtroumpfs, Johann et Pirlouit), Roba (Boule & Bill), Morris (Lucky Luke) ou Uderzo (Astérix). Là encore, on retrouve des éléments communs :
- Caricature des personnages : personnage souple, voire élastique, gros nez…
- Réalisme des décors
- Effets graphiques : notamment une utilisation d’onomatopées et de débordements de case
- Bulles rondes : à l’image du dessin, plus en rondeur
- Utilisation importante du clair-obscur : en totale opposition à la ligne claire.
- Privilégie plutôt l’humour
Malgré les oppositions, ces deux magazines s’influencent mutuellement et s’échangent parfois leurs auteurs provoquant ainsi un véritable foisonnement créatif.
Presses et scandales
Presse et presse satirique en France
En Europe, si nous avons évoqué précédemment les revues spécialisées, la bande dessinée est encore très présente dans la presse généraliste sous la forme de strips quotidiens ou hebdomadaires. Si une bonne partie est aujourd’hui oubliée– ce sont surtout des journalistes dessinateurs qui tiennent ces rubriques et non des auteurs se revendiquant comme « auteurs de BD » – elle reste toutefois un moyen pour le public adulte de « lire » de la BD.Mais ces strips sont très « sages », lisibles par tous, sans connotations politiques ou immorales. Lassés des conditions de ces conditions de travail, Georges Bernier (alias Professeur Choron) et François Cavanna créé Hara-Kiri en 1960. Ils sont vite rejoints par Fred (Philémon, L’histoire du corbac au basket), Cabu (Le grand Duduche), Gébé (L’an 01) ou Wolinski (Paulette). Si Hara-Kiri s’inspire un peu du MAD magazine, il est beaucoup plus Irrévérencieux et cynique. L’équipe se moque de tout le monde avec une grande liberté de ton malgré une censure qui provoqua plusieurs fois son interdiction : religions, pouvoir politique, bonnes moeurs… La lettre d’un lecteur indigné qualifiant les dessinateurs de « bêtes et méchants » donne son sous-titre au journal. En 1969, l’équipe créé Hara-Kiri Hebdo pour coller plus au quotidien. Mais ce dernier est interdit l’année suivante suite à la fameuse Une « Bal Tragique à Colombey : 1 mort ». Le mensuel continue de paraître jusqu’en 1986. Une semaine plus tard, Charlie Hebdo, émanation directe de Charlie Mensuel, est née.
Le scandale Barbarella
Dans le même mouvement, la publication en 1962 de Barbarella est une petite révolution pour le monde tranquille de l’édition d’illustrés. Fer de lance de la bande dessinée pour adulte, l’œuvre est immédiatement censurée par des autorités trop pressées de donner un signal à ceux qui voudraient réitérer ce genre d’expériences. Mais il est déjà trop tard. À l’époque de la libération sexuelle, Jean-Claude Forest propose un trait sensuel et érotique qui complète la forte personnalité de l’héroïne. L’histoire de voyages spatiaux et son personnage ne laissent aucun lecteur indifférent (notamment la « machine excessive » baptisée orgasmotron…) A tel point qu’il sera rapidement adapté au cinéma en 1968 avec Jane Fonda dans le rôle principal ! L’image de la femme dans la bande dessinée, souvent limitée à un rôle de figurante totalement asexuée, change avec Barbarella et ouvre définitivement le chemin à une BD pour adultes dans l’espace « franco-belge ».
Comics, autocensure et folie douce
La fin de l’âge d’or des comics
Depuis 1938 et l’apparition de Superman, la BD américaine traversent ce que les historiens ont appelé « L’âge d’or » du comics. Superman est rejoint par de nombreux confrères (Batman ou le premier Captain America) durant la guerre. Cependant, avec la fin du conflit mondial, les ennemis naturels de ces héros patriotiques disparaissent. Eux qui ont combattu Nazis et Japonais se retrouvent bien seuls sans oppositions excitantes et perdent donc peu à peu l’intérêt du public. Ainsi, d’autres genres prennent le relais comme les romances comics (genre créé par Jack Kirby et Joe Simon), les crimes comics ou les comics d’horreur. Mais une partie de l’opinion publique voit dans ces petits livres souples un élément de perturbation de la jeunesse. En 1954, le psychiatre Fredric Wertham, publie Seduction of the innocent. Ce livre dresse un parallèle entre comics et délinquance juvénile. Craignant une censure fédérale, les grands éditeurs prennent les devants. Il décide de mettre en place et de financer le Comics Code Authority. Cet organe de censure privé valide le contenu des publications en apposant un logo sur les couvertures. Son absence signifie l’impossibilité d’accéder aux réseaux de diffusion. Les normes sont drastiques : interdiction de toute représentation de violence excessive ou de sexualité, interdiction de ridiculiser ou de manquer de respect aux figures de l’autorité, triomphe systématique du bien sur le mal, interdiction des personnages traditionnels de la littérature d’horreur (vampires, loup-garous, goules et zombies), interdiction de publicités pour le tabac, l’alcool, les armes ainsi que les posters et cartes postales de pin-ups dénudées, les moqueries ou les attaques envers tout groupe racial ou religieux sont également prohibées. L’instauration du code marque la fin de l’âge d’or et ouvre l’âge d’argent. Il signe surtout la fin des nouveaux styles (notamment l’horreur ou le crime comics) et la limitation de la bande dessinée mainstream aux seuls lecteurs jeunesses. Mais paradoxalement, ce qui aurait pu être un frein entrouvre la porte aux mouvements alternatifs, notamment à l’underground qui accompagne le mouvement hippie.
Mad Magazine et le ComiX
MAD magazine, revue satirique planétaire
La vague conservatrice qui aboutit à l’instauration du Comics Code en 54 réduit considérablement la marge de créativité des auteurs grand public. Certains éditeurs sont particulièrement touchés par l’érosion de ventes puis la disparition de genre comme l’horreur ou la romance. Parmi eux, le populaire EC comics (Tales of the Crypt) voit fondre son catalogue. Cependant, en 1952, Harvey Kurtzman, auteur et rédacteur en chef de publications de cet éditeur, propose à son patron William Gaines un nouveau magazine qui fera date dans l’histoire de la bande dessinée mondiale : MAD. D’abord publié en format comics, il se transforme en revue avant même l’instauration du CCA en 1954. Plus grand, plus large, plus libre également, le magazine satirique se moque gentiment (mais sans obscénité) de la culture populaire américaine et des petits travers de chacun. Avec son personnage emblématique Alfred E. Neuman (What, me Worry ?), il est une sorte d’OVNI dans une Amérique des années 50 policée. Si Harvey Kurtzman ne reste pas longtemps rédacteur en chef (il quitte EC Comics en 1956), il est indissociablement lié à sa création. Par son ton décalé, MAD est considéré comme l’un des éléments clés du développement de la bande dessinée adulte aux Etats-Unis et en Europe (il est souvent cité comme source d’inspiration des magazines Hara-Kiri ou Fluide Glacial).
ComiX : la révolution Underground
Au début des années 60 et avec l’émergence du mouvement hippie, nait le ComiX. La différence orthographique est une façon de se distinguer d’une production « mainstream » soumises à des règles. La diffusion est parallèle aux circuits habituels (d’où le nom underground). L’idéal underground a pour base 3 mots : sexe, drogue et transgression. La figure représentative de l’histoire du mouvement underground est Robert Crumb. Né en 1943, il est très jeune quand il débarque à San Francisco (à l’opposée des grandes maisons d’édition New Yorkaise) haut lieu de la mouvance hippie. Il y devient rapidement un auteur reconnu. En 1967, la publication du premier Zap Comix est considérée comme la date de naissance du mouvement (qui se prolonge jusqu’à la fin des années 70). Si les autres ComiX ont des diffusions limitées, Zap Comix atteint rapidement le million d’exemplaires dès le n°3. Fritz le Chat (Fritz the Cat), un chat paillard (assassiné après une adaptation télévisuelle peu apprécié par Crumb) en est le personnage le plus marquant. Le style de Robert Crumb est inspiré par celui du graveur William Hogarth mais aussi par les dessinateurs classiques de la bande dessinée américaine tels que George Herriman (Crazy Kat). Son oeuvre dresse un portrait peu flatteur de l’homme… et surtout de lui-même. Dans un style graphique devenu aujourd’hui une référence de la bande dessinée alternative, il évoque ses propres névroses, ses nostalgies, son amour pour le jazz, confesse ses inhibitions, ses fantasmes, ses difficultés relationnelles, ses frustrations, ses aigreurs, sa misogynie, sa consommation de drogue et témoigne de la libération sexuelle… Des thématiques variées qui ne sont pas sans provoquer quelques heurts ou inimitiés. Mais l’œuvre de Crumb est à la fois une grande psychanalyse et un regard historique sur les années psychédéliques. En 1999, il reçoit le prix du festival d’Angoulême pour l’ensemble de sa carrière et est considéré aux États-Unis comme l’un des artistes les plus influents de l’histoire du XXe siècle.
Manga, une double vision du monde
La naissance du manga moderne
Le manga, fils de la guerre
En 1945, le Japon est face à ses réalités : la guerre est perdue, le modèle politique a échoué et le pays est en ruine. Paradoxalement, ce choc ouvre la voie à une nouvelle génération de mangakas qui capte les changements de la société nippone. Des décombres naissent 4 grandes thématiques qui sont les bases de la bande dessinée japonaise contemporaine :
- une fascination paradoxale pour la science (et par extension l’espace)
- perte des repères et ressentiment du peuple à l’égard des élites
- humanisme et pacifisme
- dépassement de soi
Sous ses aspects de divertissement, le manga participe à sa mesure à l’effort de reconstruction. A l’échelle mondiale, on parlera rapidement de miracle japonais. Ce miracle ne tardera pas à dépasser les frontières.
Des supports de diffusion et une liberté pour tous
Dès 1947, les grandes maisons d’édition peuvent ressortir en kiosque les magazines mensuels de publication, Cependant, malgré la demande croissante, ils demeurent encore un produit de luxe pour une population qui peine à se nourrir. En revanche, dans les librairies de prêt (Kashihonya), on peut facilement louer des livres (Kashihon/Akahon) de mauvaises qualités à la journée pour quelques sous. Bien souvent de pâles copies de comics, les mangas distribués dans ces boutiques rencontres pourtant un vif succès. C’est l’occasion pour de jeunes auteurs de se faire connaître. D’autant plus que ces mangakas bénéficient d’une liberté de ton impensable pour des auteurs européens ou américains (loi de 1949 en France, Comics Code aux Etats-Unis). En effet, échaudés la loi de préservation de la paix publique promulguée par le régime autoritaire d’avant-guerre, le Japon n’applique plus de véritable censure. Ainsi, les mangakas sont libres d’aborder des sujets particulièrement sensibles (critique de l’école, de la politique, des institutions, immoralité…).
La figure tutélaire d’Osamu Tezuka, dieu du manga
En 1947, Osamu Tezuka et Shishima Sakaï publient un petit livre qui a marqué l’histoire de la bande dessiné mondiale. Shin Takarajima (La Nouvelle Île au Trésor) est reconnu comme le premier manga de l’ère moderne. Si le thème – encore emprunté à la culture occidentale – n’est pas révolutionnaire, son approche graphique est un vrai chamboulement. D’ailleurs le public ne s’y trompe pas. Ce Kashihon s’arrache à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires et Osamu Tezuka s’ouvre les portes de la gloire. Etudiant en médecine, Osamu Tezuka est issu de la bourgeoisie d’Okinawa. Passionné de cinéma, il est amateur à la fois des travaux des studios Disney et des mangas des années d’avant-guerre comme Ippeï Okamoto et Rakuten Kitazawa. On perçoit l’influence des studios américains (Michey Mouse et Astroboy ont étonnement un air de famille) dans son trait rond et ses personnages expressifs aux grands yeux. Mais, l’apport majeur de Tezuka est son découpage. S’inspirant du cinéma, il impose un nouveau style. Contrairement aux années 1900-1940, Tezuka n’hésite plus à jouer sur la temporalité. Tournant autour d’une scène, présentant tous ses aspects, il donne un nouveau rythme aux histoires et rompt avec ses prédécesseurs. L’influence de Tezuka est énorme sur les auteurs de magazines de sa génération. Il s’installe à la villa Tokiwa en 1952 en compagnie de plusieurs autres jeunes auteurs. Parmi eux Leiji Matsumoto (Albator) ou Shotaro Ishinomori. Le fonctionnement est digne d’un dojo d’arts martiaux, avec un maître et des élèves. On verra tout au long de l’histoire du manga, l’influence, notamment graphique, de Tezuka. Aujourd’hui, elle constitue encore une convention dans ce qu’on appelle le « story manga ».
Le Gekiga regarde le monde dans les yeux
Les conventions instaurées par les travaux d’Osamu Tezuka représentent un modèle pour les mangakas traditionnels. Cependant, ils sont un certain nombre à ne pas se retrouver dans ce nouveau langage. Parmi eux, un jeune homme originaire également d’Okinawa lance un mouvement modifiant le paysage de l’édition japonaise. Issu des classes populaires, Yoshihiro Tatsumi commence le manga à 14 ans. Il ne bénéficie pas des conditions de vie idéales d’un Tezuka. Il travaille pour vivre et nourrir sa famille. Mais les éditeurs des Kashihon payent peu. Très rapidement, il connaît un petit succès mais son travail ne trouve pas vraiment sa place au côté des mangas de divertissement des magazines de publication. Face à un story manga dominant où bons sentiments et espérances dominent, ses histoires trouvent leurs inspirations dans les coins sombres de la société japonaise : drames, perversions, crimes, dépressions… Quand Tezuka découpe ses planches, favorisant l’action, le rythme, Tatsumi propose au contraire des compositions plus aérées, plus centrées sur le corps (meurtris la plupart du temps) et tournées vers une réalité brute. En 1957, il choisit de qualifier son travail en opposition au manga en utilisant le terme Gekiga (image dramatique) en 1957. En 1959, il créé avec 7 autres jeunes dessinateurs l’Atelier du Gekiga (Gekiga Kobo) et trace la première ouverture vers un manga adulte.